mardi 14 août 2007

LES SIX SOEURS


_"Comme vous le savez sans doute, le coton, naguère, était la principale ressource des Seychelles. Le commerce du coton était si actif que plusieurs bateaux y étaient entièrement affectés ... Je venais d'être nommé capitaine de l'un de ces bateaux, qui avait pour nom " Les Six-Soeurs". Il jaugeait six cents tonneaux. J'avais vingt ans, l'esprit aventureux. J'avais passé toute ma jeunesse à apprendre le métier. Ce commandement venait me récompenser. J'étais fier d'avoir déjà accomplis trois voyages et de les avoir tous réussis. Et puis ... Le ciel me précipita dans une épouvantable apocalypse ...




*


_L e vingt sept juillet mille huit cent dix neuf, je sortais du barachois de Mahé. J'emportais une cargaison de coton pour l'île Maurice. J'avais, de plus, une trentaine de passagers à mon bord.








_" C'était un vendredi. Certains de mes passagers, par superstition, répugnaient à partir ce jour-là. Me rendant à leur désir, je mouillai en rade de l'île Sainte-Anne. Je ne fis hisser les voiles que le lendemain, vingt huit juillet. Il était deux heures du matin. Le temps était superbe et la brise était belle. Elle nous permit de filer sept à huit noeuds pendant quatre jours. J'avais mis le cap à l'est pour m'élever dans le vent.





_ "Nous voici au premier août. Il est huit heures du matin. Je viens de quitter mon quart. Mes calculs me situent par 2°18 sud et 61° de longitude est. Je suis las, je m'allonge sur ma couchette et j'attrape un livre au hasard ... Je l'ouvre ... C'est le récit du naufrage de la "Méduse", tout récent encore. J'étais en train de m'apitoyer sur le sort de son malheureux équipage ... Une voix formidable retentit, venant des soutes ;

_" Au feu ! Au feu ! Nous brûlons ! "

A moitié nu, je cours jusqu'au gaillard d'arrière. Mon équipage m'y attend, consterné. Je fais carguer le grand hunier. Je donne l'ordre de puiser de l'eau le long du bord avec des seaux et de faire la chaîne jusqu'à ceux qui se précipitent avec moi dans la cale ... Parvenu sur les lieux du sinistre, je constate que le feu a pris dans des balles de coton, entre le pied du grand mât et l'épontille avant, sous des voiles de rechange. Cet incendie ne peut être dû qu'aux marques, imprimées au fer chaud, que l'on a coutume, aux Seychelles, d'appliquer sur les balles de coton.

Auprès de moi, il y avait M. Lesage, ancien représentant du gouvernement anglais aux Seychelles. J'aurais dû l'écouter : Il me conseillait de faire fermer hermétiquement toutes les ouvertures et de me diriger vers la terre la plus proche. Hélas, je vois bien, maintenant, que j'aurais dû suivre son conseil ... Mais je ne croyais pas le danger si sérieux que cela, et je persistai dans mon attitude : A tout prix, je voulais essayer de sauver mon bateau ...




_" Nous déversons une énorme quantité d'eau : On nous en fait parvenir depuis le pont et j'y fais ajouter celle qui était dans les barriques de la cale, normalement prévue pour notre consommation : On roule les fûts et on les défonce sur place. Le feu s'étend, s'étend toujours ! Plus le torrent déversé est important, plus le feu augmente. Les flammes jaillissent de tous les côtés.

_" Bientôt il nous faut évacuer la cale : La fumée nous asphyxie. Remonté sur le pont, je fais fermer les écoutilles, les dromes et même les sabords de la chambre. Tout le monde s'active avec ardeur. Tout à coup, je regarde devant moi : Le feu s'est frayé un passage par la braie du grand mât ... Il prend à l'amure de la grand-voile et, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, il s'élance dans le gréement. Pour comble de malheur, l'équipage, composé de Lascars, se met à désespérer et se lamente en baissant les bras. Les noirs créoles, ceux sur lesquels je croyais pouvoir compter le plus, poussent des cris aigus, des plaintes déchirantes ...

_"Ah ! Monsieur ! Quel affreux tableau ! Je m'étonne encore, en ce qui me concerne, d'avoir gardé, très claire, la notion de ce qui était mon devoir ... Mon devoir ... C'est à lui seul que je pensais ... Hurlements des hommes, crépitement des flammes, sourd fracas causé par les ravages de l'incendie à l'intérieur du bateau ... Oui, Monsieur, j'étais bouleversé ... Mais je restais calme. Mon âme était déchirée, mais ma pensée demeurait calme, libre et froide.

_" Après un instant de réflexion, je décidai de faire mettre la chaloupe à la mer avant que les mâts, consumés à leur emplanture, ne s'écroulent. Nous chargerions sur l'embarcation tous les vivres qui nous tomberaient sous la main et nous la filerions le plus loin possible derrière nous afin de la mettre en sécurité. Je ferais ensuite saborder le bateau pour le couler et, grâce aux balles de coton qui flotteraient et aux débris de la mâture, nous construirions un radeau pour les gens qui n'auraient pas pu avoir de place dans la chaloupe.

_" Suivant mon idée, je donne l'ordre aux rares "soucanis" qui ne s'étaient pas laissés abattre par le désespoir de frapper les palans des vergues et de se mettre aux caillornes afin de mettre la chaloupe à la mer ...




_Tout à coup, deux passagères me prennent les genoux. L'une d'elles, Madame Malfille, les yeux hagards et pleins de larmes, les vêtements en désordre, me présente ses deux enfants et hurle :

_" Capitaine ... Au nom de Dieu ! ... Sauvez mes enfants ! Je veux bien sacrifier ma vie, mais eux, je ne veux pas qu'ils meurent ! "

_" Devant cette douleur, mon courage est ébranlé pendant un moment. Il me faut faire effort pour lui répondre :

_" Calmez-vous, Madame, je vous en prie ... Nous allons tâcher de nous sauver tous. "

_" Ne voulant pas laisser mes hommes sous le coup d'une scène pareille, je les rejoins et je ravive leur courage en leur donnant l'exemple ... Je tirais sur une corde ... Elle casse ... Je perds l'équilibre ... J'étais monté sur le panneau de la grande écoutille ... Il bascule ... Je tombe dans la cale en poussant un grand cri. René, un Créole de chez nous s'assure en se passant une corde autour des reins. Il saute jusqu'à moi. Grâce à son aide, je me sors de cette fournaise où m'attendait une mort certaine : Je suffoquais déjà.
_"Ce ne fut qu'à grand peine que nous réussîmes à faire ce que nous voulions. Nous faisons embarquer les femmes et les enfants d'abord ... Monsieur Lesage et six "soucanis" vigoureux assureront la sécurité de l'embarcation. En hâte, nous leur jetons les provisions du haut du pont.

_" Alors se déclenche une lutte horrible : Les Lascars s'efforcent de prendre le contrôle de la chaloupe ... Les gardiens de celle-ci se défendent avec ardeur. J'essaie vainement de dominer de la voix le tumulte des vagues, des flammes et des hommes ... Le danger est trop pressant, la panique est trop générale: Personne ne m'écoute et chacun court à sa perte ... Je ne désespère pas encore cependant : J'ai essayé la prière et l'appel à la raison ... J'utilise la menace maintenant ...






_" Du bateau on me hèle à grands cris :

_" Embarquez dans la chaloupe, vite ! Elle se remplit ! "

_" Soudainement, le bateau a pris de la vitesse, une grande vitesse, que je ne m'explique pas. C'est pour cela que la chaloupe embarque tant d'eau ... Ce que je vois me donne l'explication : Un matelot manillois, ayant perdu la raison, nous montre la barre du gouvernail : Il l'a arrachée. Le malheureux a eu une jambe cassée pendant l'attaque de la chaloupe ... De rage, il a trouvé la force de se traîner là et d'essayer de nous faire couler. L'embarquement dans la chaloupe se fait précipitamment, dans le plus grand désordre ... Un grand nombre d'hommes sautent en même temps que nous. Je fais alors couper la remorque et nous abandonnons le bateau beaucoup plus tôt que je ne l'avais prévu ...





_"Il restait des hommes à bord du bateau. La situation y était terrible : Cris de rage, pleurs, gémissements, malédictions ... Je frémis encore en y pensant. Pourtant, dans la chaloupe, devait se dérouler une scène encore plus déchirante ... Nous y étions cinquante cinq ... C'était trop de moitié ! ... Nous faisions eau de toutes parts. Au moindre mouvement un peu brusque, nous risquions de chavirer ... J'offre de tirer au sort pour désigner ceux qui devront se sacrifier pour le salut commun ... Aussitôt, on proteste en disant que le temps presse, qu'il faut immédiatement trouver une solution à la surcharge ... Les esclaves, disent la plupart des marins et des passagers, ont traîtreusement essayé de nous voler l'embarcation. Et puis, ajoute-t-on, de toute façon, si c'est nous qui sommes désignés par le sort, ils n'ont aucune chance de s'en tirer car ils n'ont pas les compétences nécessaires pour la manoeuvre ... Il ne serait que juste de les obliger à se jeter à la mer et, au besoin, de les y jeter nous-mêmes ...





_" C'est alors que s'avancent deux jeunes noirs appartenant à Madame Malfille ... Et ce qu'ils ont fait constitue le geste le plus sublime dont j'ai pu être témoin dans mon existence:

_" Se jetant aux pieds de leur maîtresse, ils s'écrient :

_" Nous voyons bien, Madame, que nous ne pouvons nous sauver tous dans cette embarcation ... Aussi nous allons nous sacrifier pour vous et pour vos compagnons ... Que Dieu vous conduise à bon port et qu'il vous conserve de longs jours ... "

_" Après ces paroles, ils se précipitent à la mer, nous laissant tous aux yeux des larmes d'admiration. Quelques autres noirs courageux suivent leur exemple ... Mais il en est qui résistent et ils sont les victimes d'un épouvantable carnage. Ceux qui ont été jetés à la mer sans être blessés reviennent vers nous et s'accrochent des deux mains à la chaloupe ... Hélas ! C'est à coups de bûches qu'on leur écrase les doigts ! ... Bientôt, la mer est rouge de sang et nos vêtements sont couverts de lambeaux de chair et de cervelle ... Comme si nous avions tous pris part à ce massacre horrible ... mais inévitable.

_" Mon domestique personnel, un jeune Créole d'une quinzaine d'années, avait trouvé refuge dans la chaloupe. Perdu au-milieu de toutes mes préoccupations, je l'avais oublié ... Je l'aimais beaucoup pourtant ... Il me supplie et sa voix me fait souvenir de lui ... Je prie le Second de l'épargner, je le lui ordonne, même ... Mais c'est surtout à Monsieur Lesage qu'il doit la vie : Celui-ci le fait asseoir entre ses jambes pour le protéger. Enfin la tuerie cesse. Notre premier soin est d'écoper l'eau que les secousses incessantes et violentes ont fait embarquer ...

_" Nous nous comptons ... Nous sommes encore trente huit. Ce chiffre est énorme, si l'on considère que notre embarcation ne mesure que vingt huit pieds de long sur cinq de large et n'a que vingt six pouces de creux ! Elle est tellement chargée qu'elle n'émerge pas de plus de cinq pouces !







_" Nous avions cent quatre vingt lieues à parcourir comme cela pour espérer atteindre la terre la plus proche, l'île Frégate, l'une des Seychelles ... Il faut considérer, de plus, que dans ces parages les brises sont souvent très fortes, la mer très grosse. A ceux qui, comme moi, savaient ce qu'est la mousson, il restait très peu d'espoir ... Par ailleurs, il était évident que le peu de vivres et la petite quantité d'eau récupérés ne pouvait suffire aux besoins de tant de monde pendant tout le temps qu'exigeait le trajet que nous avions à faire...

_" D'une part, le risque de couler ... D'autre part, la crainte de mourir de faim ou de soif ... Aucune autre perspective ne s'offrait à nous.

_" Tout ce que nous possédions se résumait à fort peu de choses : Une bouilloire pour l'eau chaude, une marmite de bouillon, récupérée dans la cuisine, un pot de terre contenant la valeur de quelques bouteilles d'eau et dans lequel on vida le bouillon, trois agneaux, deux tortues géantes, deux petits pourceaux, six régimes de bananes. C'était tout. La fumée avait été si épaisse que tous ceux qui avaient essayé d'entrer dans la cabine ou dans la soute aux vivres avaient été immédiatement suffoqués ... Monsieur Lesage fut choisi comme responsable de nos faibles provisions. C'était lui qui en ferait une répartition équitable. Chacun promit de ne pas demander à boire avant la fin du quatrième jour et nous fîmes promettre à Monsieur Lesage qu'il refuserait l'eau, impitoyablement, à ceux qui auraient la faiblesse de lui en demander avant le moment convenu ...

_" Pour équiper notre chaloupe, nous avions sept avirons, un prélart, une voile et plusieurs bouts, un compas de route, le sextant du Second et le nécessaire pour mesurer le temps qui s'écoulait. Deux avirons en croix et la voile nous tinrent lieu de misaine. Je taillai le prélart et en fis une grand-voile. Ayant coupé les extrémités des plus petits avirons, je fis un capelage pour installer les haubans et les étais du grand mât ... Pendant ce temps-là, une place au fond de l'embarcation fut assignée à chacun. Sur chaque banc fut placé un homme de confiance à qui fut donnée la consigne de frapper sans merci celui qui aurait l'air de vouloir bouger de sa place !






_" Nous n'avions pas encore choisi notre cap. Lorsqu'on en fut là, j'insistai pour que l'on se dirigeât vers les Maldives : Nous pouvions y aller en courant toujours grand-largue. Nous profiterions d'abord des vents du sud-est, qui règnent au sud de l'équateur, puis de ceux du sud-ouest, qui soufflent au nord de celui-ci. Je pense toujours que c'était là le meilleur choix. Ile ne prévalut pas : C'est une route vers les Seychelles qui me fut imposée. Je n'insistai pas, parce que, de toute façon, j'étais intimement persuadé que nous étions tous destinés à la mort ... A moins d'un miracle ... Dans cet état d'esprit, je considérais qu'il n'était point utile de rendre notre situation pire encore, en provoquant des disputes inutiles ...





_"Le temps était couvert ... La brise était faible, soufflant du sud-sud-est. Barrant avec deux avirons, nous maintenions le cap au sud-ouest. Nous avancions à peu près d'un mille à l'heure. Il était dix heures du matin. Notre navire en flammes avait dérivé vers le nord depuis que nous l'avions quitté ... Nous avions vu successivement tomber ses trois mâts. Il ne nous apparaissait plus qu'à travers un épais nuage de fumée sortant de sa coque en feu. En tombant, chaque mât avait déclenché une explosion, faisant jaillir des morceaux de bois comme autant de langues de feu déchirant le nuage ... Mes yeux, bien malgré moi, ne pouvaient se détacher de ce spectacle. Ah ! Monsieur ! Qu'elles étaient tristes, les pensées qui m'assaillaient ! Par combien de sophismes, imaginant quelque miraculeux sauvetage, n'ai-je pas lutté contre la certitude de notre perte !

_" Je vous l'avoue franchement ... Ce que je craignais plus que la mort, c'était la perte de ma réputation ... Quel triste cadeau à faire à ma famille que celui d'une mémoire souillée par des médisances et des supputations ! N'allait-on pas me rendre responsable de la mort de tant de gens confiés à ma sauvegarde ? N'allait-on pas attribuer cette catastrophe à mon imprudence, à l'insuffisance de mes capacités peut-être ? Mon coeur était brisé par ces pensées ...




_" Vers quatre heures de l'après-midi la fumée qui enveloppait les "Six-Soeurs" se dissipa un peu. Il nous sembla que seule sa proue flottait encore ... L'arrière devait avoir entièrement brûlé ou bien avoir coulé.

_" A cinq heures, la mer avait beaucoup grossi. Elle était devenu franchement mauvaise. Sans relâche, il nous fallait écoper l'eau qui embarquait à chaque instant ... Nous rentrâmes les avirons devenus inutiles et les vents nous portèrent à l'ouest-sud-ouest. La nuit venue, nous avions définitivement perdu de vue les "Six-Soeurs". Le ciel, d'ailleurs, était si nuageux que la lune nous était cachée, alors qu'elle était dans son plein. Le vent soufflait avec force, la mer déferlait contre la coque de notre embarcation. Nous étions lentement poussés sous le vent. Nous n'avions pas de lumière, nous embarquions des lames énormes et nous ne savions pas quelle route nous faisions. Les ténèbres, le fracas du vent et de la mer, les eaux phosphorescentes ... Lugubre tableau, bien fait pour saisir d'angoisse l'âme la mieux trempée ! Cette première nuit fut remplie d'horreur et sembla durer une éternité ...

_" Au lever du jour, le temps se calma et nos angoisses s'apaisèrent un peu. Nous étions le deux août. A midi, nous avions fait le point, qui nous situait par 20° de latitude sud. On distribua à chacun une banane et un morceau de la tige à laquelle le régime est suspendu. Nous sucions la sève âcre de cette tige pour nous désaltérer ... Malgré ceci, la soif revint, tellement impérieuse pour certains d'entre nous que je résolus, autant pour donner l'exemple que pour satisfaire un besoin, de vaincre ma répugnance et de boire mon urine. Plusieurs en firent autant et cela nous procura un grand bien-être. Je remarquai que, sans doute par suite de nos privations, quelques jours plus tard, l'urine, en se refroidissant, perdait sa mauvaise odeur et désaltérait beaucoup mieux.

_" Vers quatre heures de l'après-midi, la brise redevient très forte et la mer est plus mauvaise que jamais ... Je fais assurer solidement tous les objets indispensables, en les attachant aux bancs. Je fais fermer tous les caissons qui contiennent nos maigres provisions.








_"Je pensais en effet que, si nous venions à chavirer, ceux qui savaient nager parviendraient peut-être à redresser l'embarcation et à poursuivre le voyage ... J'avais vu faire des pêcheurs de mon pays, dans des cas semblables : Ils guettent une grosse vague ... Au moment où elle déferle, elle imprime une secousse au bateau, ce qui chasse une partie de l'eau qu'il contient...
Ils se précipitent de l'autre bord, opèrent un mouvement de bascule qui permet de vider le reste ...

_" Cette nuit fut encore plus angoissante que la précédente. Seul Dominique, le Maître d'équipage, avait le précieux talent nécessaire pour barrer en attaquant les lames au bon endroit. Mais, vers minuit, il vint une vague si rapide, si inattendue, qu'elle le fit choir au fond de la chaloupe et qu'elle nous inonda ... Ce ne fut qu'un même cri, terrifié ... Avec beaucoup de mal, dominant de la voix le tumulte , je réussis à faire reprendre la barre par le Maître d'équipage et à faire écoper l'eau par les autres. La situation empirait d'instant en instant : Les jointures du bateau avaient été ouvertes en plusieurs endroits sous les coups de boutoir de la mer. Nous avions en permanence six pouces d'eau au-dessus du plancher, quoi que nous fassions pour écoper ... La panique fut portée à son comble : L'éventualité d'un sacrifice humain fut à nouveau mise sur le tapis ... Cette horrible proposition fut repoussée. A l'aube, chacun rendit grâce à l'Eternel.

_" Vers midi, une nouvelle observation nous situa par 2°59 de latitude sud. La même ration que la veille fut distribuée. Au milieu du jour, le temps s'était mis au beau, mais, malheureusement, les vents s'étaient mis à nous pousser vers le sud ... Avec des vents pareils ... ( Et il était à craindre qu'ils ne perdurent) ... Nous n'avions plus aucune chance d'atteindre les Seychelles. Tout le monde se repentit alors de ne pas avoir suivi mes conseils lorsque j'avais proposé de mettre le cap sur les Maldives ... La côte d'Afrique, elle, se trouvait à une telle distance que l'idée de l'atteindre ne nous vint même pas à l'esprit ... Je fis maintenir le cap à l'ouest.

_" A huit heures du soir, il tomba un grain. Nous abattîmes les voiles, les détachâmes de leurs vergues, puis nous les étendîmes sur le pont pour recevoir la pluie ... Ce que nous avions recueilli représentait à peu près la valeur de quatre bouteilles. Nous versâmes précautionneusement cette eau dans le pot.




_" Quant à nous, Monsieur ... C'était vraiment une grande pitié que de nous voir aspirer de tous nos pores cette humidité, ouvrir la bouche pour y recevoir quelques gouttes, et lécher nos vêtements avec avidité ... Ah ! Notre sort était bien affreux et notre soif était bien grande !

_" Le cinq août, à cinq heures du matin, le vent cessa de souffler, aussitôt, nous couchâmes les mâts que nous avions remis en place la veille au soir. Nous nous mîmes aux avirons, mettant le cap au sud pour monter en latitude. Je fus parmi les premiers à prendre les avirons, avec le Second et quelques passagers. Ensuite, à tour de rôle, chacun se mit à ramer de bonne grâce. Un passager, un seul, refusa de ramer, prétendant ne pas savoir s'y prendre parce qu'il ne l'avait jamais fait ... Je lui demandai de se placer auprès d'un rameur et, au moins, d'essayer de l'aider ... Il refusa de nouveau ... Je lui dis résolument que, puisqu'il ne voulait pas nous aider, il nous était impossible de garder parmi nous une personne aussi inutile qu'embarrassante ... Je le menaçai de le faire jeter à l'eau ... A l'instant, il saisit un aviron, et s'en débrouilla aussi bien que les autres !

_" Notre observation de midi nous donnait une augmentation de quatre milles en latitude. Monsieur Lesage procéda à la distribution d'eau ... Chacun en reçut un boujaron. On tua deux moutons, dont le sang fut recueilli dans un pot que vidèrent avec avidité plusieurs personnes. La chair fut partagée de façon équitable. On la mangea crue.





-"Malgré ces périls et malgré ces angoisses, l'amour parvenait encore à trouver sa place. Mademoiselle Palmas était très attachée à Monsieur Moreau, notre Second ... Nul ne l'ignorait. Bien qu'elle fût elle-même très affaiblie par la faim, je la vis obliger celui-ci à accepter la moitié de sa ration d'eau et la moitié du pain qu'elle avait reçu.







_" Monsieur Moreau repoussa cette offre, mais je crus cependant devoir intervenir dans ces délicats débats en déclarant que quiconque recevait une ration était tenu de la consommer ou de la restituer à Monsieur Lesage afin d'augmenter la part commune.

_" Nous recevions parfois du ciel quelques secours inespérés ... Des poissons-volants, poursuivis par des bancs de bonites ou des dorades fendant l'air et, heurtant nos voiles, retombaient dans le bateau ... Ils devenaient, de droit, la propriété de celui qui s'en saisissait le premier. Ce soir-là, c'est moi qui fus favorisé : Un fou s'était imprudemment posé sur l'espar qui nous servait de gouvernail _ Je réussis à l'attraper _ J'en bus le sang et je partageai la chair avec le Maître d'équipage.

_" Le six, le temps était beau et nous avions gagné 38 minutes en latitude depuis la veille. Monsieur Lesage nous distribue notre ration d'eau et notre part du troisième mouton, que nous avions tué et qui fut mangé cru comme les deux premiers. Le manque de sommeil nous faisait cruellement souffrir. Après beaucoup d'essais et avec beaucoup d'efforts, nous avons fini par trouver une solution ... Tout le creux du bateau était occupé par les marins et les passagers, le tillac l'était par les femmes et les enfants ... Sur les trois bancs de l'arrière nous étions installés : trois des passagers, le Second, le maître d'équipage qui tenait la barre et moi-même. Les jambes repliées, le dos sans appui, nous étions obligés, pour soulager l'inconfort de notre posture, d'appuyer notre tête tantôt sur les genoux du voisin, pendant qu'il posait la sienne sur notre dos, tantôt de nous étreindre à bras-le-corps comme lorsqu'on s'embrasse et de placer notre tête sur l'épaule l'un de l'autre. Pitoyable repos, continuellement troublé, interrompu sans cesse, à chaque secousse infligée par les vagues à notre bateau ! Aussi nous faisions d'affreux cauchemars ... Tant d'affreux cauchemars que l'insomnie nous paraissait encore préférable au sommeil !

_" Le sept le temps était toujours beau. Les vents étaient toujours favorables. En frottant deux morceaux de bois l'un contre l'autre, nous réussîmes à faire du feu ... C'était un événement considérable ! Nous apportâmes tous nos soins à la conservation du feu.






_" Il fut placé dans la seule marmite que nous possédions. Nous l'alimentions avec le bois que nous arrachions aux caissons de la chaloupe. Nos deux petits cochons furent immédiatement saignés et débités en tranches. On les fit cuire en les appliquant sur les parois extérieures de la marmite.

_"La joie revint parmi l'équipage. Elle releva quelque peu leur moral, que tant de calamités avaient abattus. Je vis un marin tirer sa pipe, qu'il avait conservée précieusement, et la fumer avec un plaisir que seul un fumeur peut comprendre ... Nous n'étions pourtant pas au bout de nos aventures ...

_" Le Second fit une plaisanterie à destination de l'un des passagers au sujet de ses appréhensions, puis de grands éclats de rire se firent entendre : Quelques matelots, après avoir fait accroire au cuisinier qu'on allait être obligé de manger de la chair humaine, essayaient de le persuader qu'il serait sacrifié le premier à cause de sa fonction :

_" Un cuisinier, disaient-ils, est à l'avance moitié cuit !"

_" La tête lamentable du pauvre diable et son burlesque effroi avaient déclenché cette surprenante gaîté.





_"Le huit au matin ... Triste devoir... Il nous fallut jeter à la mer le corps d'une jeune négresse, morte d'inanition. Son corps avait à peine touché l'eau que nous eûmes la douleur de le voir dévorer par un requin énorme qui nous suivait depuis quelques jours déjà ... Peu de temps après, nous fûmes pris dans les grains. Nous espérions recueillir de l'eau en assez grande quantité pour ne plus avoir à souffrir de la soif ... Hélas ! _ Malgré tous nos efforts, nous ne réussîmes à en recueillir que trois ou quatre bouteilles !





_" Dans la journée, le vent passa à l'est. Il devint très violent. Je faisais gouverner au sud-ouest, un quart ouest. Nous nous trouvions par 4°1 de latitude. Cette route nous menait aux Seychelles.

_" La mer était forte. nous embarquions beaucoup d'eau par-dessus les plats-bords. J'estimai que cela ne devait pas nous empêcher de porter nos deux voiles hautes. Nous ressentions en effet le besoin de faire cesser nos souffrances, que chaque heure rendaient de plus en plus insupportables ... Nous préférions à la prolongation de cette souffrance le risque d'une mort subite.

_"Il nous avait été facile de mesurer la latitude, que la hauteur du soleil nous donnait. Il n'en était pas de même pour la longitude ... Nous pensions, et cet espoir était assez général, que nous allions bientôt arriver ... Quelques passagers impatients se hasardaient même à déclarer que nous pourrions bien avoir dépassé notre objectif, ce qui aurait effectivement pu se produire si nous n'avions étés sur la bonne latitude ... Je tentai de les ramener à la raison mais, l'un d'eux, Monsieur Le Moulec, s'entêtait dans son erreur et contribuait ainsi à abattre le moral des autres. J'eus quelques paroles dures et, ... folie dont nous avons ri plus tard ... nous ne trouvâmes pas mieux à faire que de nous provoquer en duel : Nous croiserions le fer dès notre arrivée à terre !

_" Vers la fin de la journée, il fut beaucoup question du brick le "Courrier", lequel devait être parti des Seychelles peu après nous. Certains rêvaient d'une rencontre avec lui. En pleine nuit, nous fûmes soudain réveillés par des cris :

_" Navire ! Navire ! "

Notre joie fut aussi vive que vite dissipée.

_" Le neuf à midi, mes observations indiquant une latitude de 4°34, je fis gouverner à l'ouest-nord-ouest, promettant à tout le monde que nous allions bientôt apercevoir la terre et que nos tourments allaient bientôt cesser. Toute la journée, l'attente fut tendue. La nuit arriva et nous n'avions encore rien vu.









_"Pourtant, pendant la nuit, l'homme de barre me toucha du doigt ... Il me faisait remarquer que l'on voyait le fond comme s'il n'y avait que quelques brasses d'eau sous la coque. De peur de faire naître des espérances qui pourraient être déçues, je recommandai le silence absolu jusqu'à ce que le jour se lève ... J'avais eu raison car, le jour venu, le fond ne nous apparaissait plus du tout. Mais je ne cherchai pas à dissimuler ma joie lorsque je vis que nous étions entourés par un grand nombre d'oiseaux de mer. Du goémon flottait autour du bateau. Tout cela montrai que la terre était proche.

_" Terre" !

_" Il était dix heures du matin et nous étions le dix août lorsque retentit le premier cri ... Jamais un mot ne déclencha en nous pareille joie ! _ La terre ... C'était la fin de nos peines, de nos privations, de nos larmes ... C'était le port, le salut, la vie ! ... C'était pour chacun de nous un père, une mère, une famille, une patrie ! La terre, enfin, c'était le Paradis, pour nous, pauvres marins qui sortions de l'Enfer ! Quels débordements de joie! Quelle béatitude ! Quelle ivresse ! ... Il n'y a pas de mots, dans aucune langue humaine, pour rendre de pareils bonheurs !

_" A plusieurs reprises, nous fûmes obligés de menacer pour obliger tout le monde à rester immobiles. Tant de mouvements simultanés risquaient de faire chavirer la chaloupe et de faire avorter toutes nos espérances ... Les plus malades tentaient, à ce spectacle, de redonner vie à leurs regards abattus.

_" Tout ce qu'il nous restait de vivres fut immédiatement distribué : Nous reçumes chacun deux boujarons d'eau et une banane à demi-pourrie. Personne ne songea aux deux tortues géantes, tant le bonheur anéantissait toutes nos autres facultés.




_" La distance qui nous séparait de cette île fortunée diminuait à vue d'oeil ... Nous en étions à peu près éloignés de sept lieues lorsque nous l'avions découverte. L'éloignement nous avait laissé croire qu'il s'agissait de Frégate ... Nous la reconnûmes bientôt pour "La Digue".





_"Nous devions avoir encore d'autres frayeurs ... Un gros orage s'élevait dans le sud ... Heureusement, un vent fort nous poussait : Nous dévorions l'espace.

_"Vers deux heures, nous nous trouvions dans le canal qui sépare les îles Marianne et La Digue. Je connaissais les lieux. Je fis contourner l'île à bonne distance parce que, frangée de récifs comme elle l'est, elle est inabordable de ce côté.

_" Dès qu'on nous avait aperçu, tous les habitants s'étaient portés sur le rivage ... A quatre heures de l'après-midi, je découvris une anse de sable propice au débarquement. Tout le monde nous tendit les bras et nous reçut fraternellement.

_" J'avais donc fait échouer la chaloupe sur le rivage ... La plupart de mes compagnons d'infortune étaient si faibles que, sans l'aide qu'on leur apporta, ils n'auraient pas pu débarquer ...

_" Deux passagers moururent subitement : un matelot et un enfant. On plaça les plus faibles des survivants sur des feuilles de bananier, dont la fraîcheur adoucit un peu les tortures que leur faisait souffrir leur peau, écorchée en plusieurs endroits. Nos visages brûlés par les ardeurs du soleil, notre surprenante maigreur, due à nos privations, firent que même nos amis hésitaient à nous reconnaître, mais j'ai plaisir à dire très fort que jamais le dévouement et l'hospitalité ne furent mieux exprimés que par les habitants de La Digue : Ils s'empressaient auprès des victimes à consoler avec autant d'empressement que des égoïstes auraient pu avoir à les fuir.



_"Nous passâmes deux jours sur cette île, le temps de nous remettre de nos fatigues et de notre jeûne. Je m'embarquai ensuite, avec tous ceux dont la santé étaient suffisante pour qu'il m'accompagnent sur une barque que Monsieur Boisbrun-Morel avait eu la générosité de nous prêter. Nous fîmes voiles vers Mahé le douze août. Nous y arrivâmes à quatre heures de l'après-midi.





_"Ici finit, Monsieur, la triste relation de cette terrible aventure ... Tout ce qui resterait à en dire ne regarde que moi ... Et se laisse d'ailleurs deviner aisément : Scènes de famille si touchantes, pendant lesquelles les coeurs se mettent à nu, dévoilent tous leurs trésors de tendresse maternelle et filiale ... Embrassements et caresses sans fin ... Malgré moi, je pleure encore en y pensant ... Je vois toujours ma vieille mère qui m'enlace, animée d'une force supranaturelle ... Elle se repaît de ma vue ... Comme on fait à propos d'un objet aimé que l'on retrouve alors qu'on croyait l'avoir perdu à jamais ... J'entends mon père ... vieillard extrèmement bon, mais pointilleux à la manière antique quant à l'honneur ... Il dissimulait la joie de son coeur, la retardant jusqu'à ce que mes réponses le satisfassent ... Il put alors, enfin, la laisser déborder au grand jour, cette joie ... Ce fut là, oui, le plus grand bonheur de ma vie. Je crois que Dieu me l'envoya pour me payer de toutes les difficultés que, par sa volonté, j'avais supportées sans me plaindre ...

_"Je n'ai plus qu'à ajouter quelques mots, pour en finir : Mon père fit remorquer la chaloupe jusqu'à Mahé. Elle nous avait sauvés ... Il la fit porter à bras dans le verger ... Il l'y conserva religieusement pendant de nombreuses années. Plus tard, la voyant tomber en ruines, je la fis brûler. Je recueillis ses cendres avec soin et je les fis placer dans une urne d'argent. Elle les contient encore.

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