mardi 14 août 2007

LE TONIE DE L'ILE DU NORD

_" C'est dans un bateau de bois que mon aïeul est arrivé ici. Lequel d'entre vous peut se vanter de savoir comment ses ancêtres sont venus là ?
Moi, je puis raconter que mon aïeul est arrivé dans un bateau de bois qui n'était pas beaucoup plus grand que celui de Jean-Baptiste, celui avec lequel il va poser ses casiers à poisson chaque matin ... Enfin, il était peut-être un peu plus grand, mais pas beaucoup, et il n'était même pas ponté !


-" Et que le ciel me foudroie si je ne dis pas la vérité : La vérité qui s'est transmise de père en fils dans ma famille, depuis les événements que je vais raconter !
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-" Le bateau était un "tonie". Vous savez ce que c'est qu'un "tonie", vous ? Moi, je l'ignore complètement : Personne ne me l'a jamais dit. En tout cas, c'était un bateau pas bien grand, qui était utilisé, sur les côtes de l'Inde et de Ceylan pour transporter des passagers accompagnés de quelques animaux et des paniers de légumes qu'ils allaient vendre au marché. C'est ce que j'ai compris, et ce genre de bateau n'accomplissait jamais que de courtes traversées.



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-" Ce "tonie-là appartenait à un certain "sieur Anacleto Gomez"... Sans doute un petit trafiquant espagnol ou portugais. Il appareille de Trinquebar, en Inde, le vingt novembre mille sept cent quatre vingt huit. Il se dirige d'abord vers Negapatnam, qui ne devait pas se trouver bien loin, puisque le bateau y arrive dans la même journée !
Le lendemain, il repart pour Trincomalee, un port de la côte est de Ceylan ...



- " C'est avec ce bateau-là que mon aïeul est arrivé. Enfin ... Il n'est pas arrivé tout à fait jusqu'à Mahé, mais il n'en était pas bien loin tout de même. C'était au mois de février mille sept cent quatre vingt neuf : Il y a un peu plus de deux siècles, et, à Mahé, il n'y avait pas grand monde : Il y avait des tortues et des crocodiles, mais il n'y avait pas beaucoup d'habitants ... A tel point qu' on pouvait tuer les oiseaux à coups de bâton, tellement ils étaient encore confiants !


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- " D'ailleurs, si vous ne voulez pas croire ce que je vous raconte, vous pouvez aller lire, aux Archives Nationales des Seychelles, ce qu'a écrit Antoine Gillot sur son registre de Commandant des îles Seychelles : Il s'agit du Gillot qui avait fait planter le "Jardin du Roi "dont, par malheur, on fit plus tard couper les girofliers et les poivriers en croyant faussement que l'ennemi arrivait ...







- " En fait, c'est exactement le deux février mille sept cent quatre vingt neuf, vers les trois ou quatre heures du matin, et c'était un lundi, que mon aïeul a été jeté sur le récif de la pointe nord de l'île Sainte-Anne. Les rouleaux avaient retourné le radeau et, en quelque sorte, avaient balancé mon aïeul et ses compagnons en dessous des planches. Oui, c'est sur un radeau qu'il a fini par arriver ... Mais attendez : Je vais vous raconter ...


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-" Le bateau part de Trinquebar le vingt novembre mille sept cent quatre vingt huit : Notez bien la date ! Et c'est le deux février mille sept cent quatre vingt neuf que mon aïeul roule dans le lagon de Sainte-Anne, cul-par-dessus-tête, et avec des planches brisées de tous les côtés.









-" De la pointe sud de l'Inde, c'est à dire du Cap Comorin, jusqu'à Ceylan, et donc à Trincomalee, la traversée n'est pas une affaire : C'est l'histoire d'une journée et d'une nuit, pas plus !
Le départ de Négapatnam a lieu à huit heures du matin. Le "tonie" avance à bonne allure pendant tout le jour, jusqu'à huit heures du soir ...

-"Mais à partir de huit heures du soir, voici que le vent, qui soufflait du Nord-Nord-Est se lève et devient très violent. La mer embarque de tous les bords et la pluie tombe à verse.


- "Le patron fait affaler la voile : Elle se déchire en morceaux pendant qu'on l'amène.
Plus de voile, donc ... Et le bateau dérive toute la nuit ... Le matin arrive, le jour se lève : On a perdu la terre de vue, de tous les côtés! Le courant pousse vers le Sud-Ouest, et le vent aussi.










- " Vers huit heures, par une chance incroyable, on se trouve ... Devant Trincomalee ! _ On n'en est qu'à un quinzaine de milles ( On dit alors six lieues, et ce sont des lieues de mer ... Parce que les lieues terrestres, c'est autre chose ! ).
On se croit sauvé : On est si près !
Mais on est toujours sans voile : Tout ce chemin n'a été fait que par la force des courants et du vent ... D'autres courants emportent le bateau loin de la terre, si rapidement qu'à dix heures, on n'aperçoit plus la côte !


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- " Vous pouvez imaginer : ... Le bateau est à la dérive. On ne sait pas où l'on va ... Et l'on y va si lentement !
Certains se laissent aller au désespoir. On tente de les réconforter : On ne peut pas être très éloigné des côtes de Ceylan ! Tout le monde s'affaire à réparer la voile, vaille que vaille.




_" Cela prend du temps. Lorsque c'est fait, on s'efforce d'approcher la terre, en faisant route au sud-ouest toute la nuit, jusqu'au jour ... Et voilà le vent qui saute au sud-ouest: On doit virer de bord et gouverner au nord-ouest.
On tient cette route jusqu'au matin, vers quatre heures ... Nous voilà au vingt neuf du mois ... On avait appareillé le vingt !




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_ " A quatre heures du matin, on cogne sur deux pièces de bois qui flottaient entre deux eaux : On les heurte l'une après l'autre : Chacun pense que l'on est sur les basses de Ceylan. On reprend espoir car, si l'on se trouve sur les basses, c'est que l'on n'est pas très loin de la terre ...
Personne ne s'était rendu compte qu'en fait, ce n'étaient que deux pièces de bois, que l'on avait touchées.





_ " On amène la voile pour sonder ... On sonde, mais on ne trouve pas le fond.
Quand on a amené la voile, elle s'est mise en pièces. Cette fois-ci, il est hors de question de la raccommoder ! Il faut dire que le bateau n'est pas jeune et que la voile a été rapiécée par des générations de matelots !
Le "tonie"est à sec, juché sur les deux troncs d'arbres. On est le jouet des courants et des vents.



Le patron coud. Le sieur Gomez aussi. Tout le monde a le nez sur la toile qui doit faire le salut.



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_" Tout à coup ... Miracle ! Le soleil levant nous découvre Batticalao, juste un peu au sud de Trincomalee. Quelle joie !





_" On en est à une distance de sept à huit lieues, ce qui doit faire à peu près vingt milles marins, ou encore une quarantaine de kilomètres.
Cela ne paraît pas excessivement loin ... Mais allez-y donc, lorsque n'avez pas de voile ! Pourtant, on aperçoit là-bas les voiles brunes des bateaux de pêche. Il faut absolument trouver une solution ...

_ " Tout le monde s'y met : Les marchands ouvrent leurs ballots et sortent leurs coupons de tissu. Les femmes, même, enlèvent leurs jupes. On fournit des draps, des nappes, des serviettes...

_" Il nous faut une voile, n'importe quelle voile, pourvu qu'elle nous permette de gagner cette terre que l'on a vue au soleil levant ...



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_ " Écoutez bien maintenant ... Cela peut sembler incroyable mais, pendant que tout le monde était affairé à la couture, on avait oublié de désigner un veilleur ! ... A dix heures du matin, la voile est prête ... Chacun relève le nez, mais la terre a disparu et personne ne sait de quel côté elle a disparu ... On a dérivé, mais dans quel sens ? Vers où mettre le cap ?
On tient conseil : On discute, on discute ... Chacun dit son mot quant à la direction qu'il faut prendre ... Au bout du compte, personne n'est d'accord avec personne !


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_ " Écoutez bien, parce que c'est comme cela que mon aïeul a fini par arriver sur le récif de Sainte-Anne, cul-par-dessus-tête, avec les planches de son radeau ... Et c'était le lundi deux février mille sept cent quatre vingt neuf ...
Comme on n'était pas d'accord, on s'est laissé pousser par le vent qui venait du nord, puis qui est passé à l'ouest. Pendant les premières nuits la lune était pleine. On navigue ainsi jusqu'à son premier quartier, alors le vent passe au nord-est.




_ " On fait route à l'ouest, maintenant, pendant vingt quatre heures : On espère rattraper la pointe de Galle, au sud de Ceylan, ou bien le Cap Comorin, qui se trouve à l'extrémité sud de l'Inde ... En fait, on ne sait pas du tout où l'on se trouve et l'on met le cap au nord-ouest jusqu'à la pleine lune de décembre ...

_ " La situation devenait horrible: Personne n'avait le moindre instrument de marine qui aurait pu permettre de calculer la position du bateau ... Il n'y avait plus ni vivres ni eau : Tous les jours, des gens mouraient de faim et de soif. On passait leurs corps par-dessus bord ... Qu'aurait-on pu faire de plus?
Plusieurs pensaient qu'on ne devait pas se trouver très loin des Maldives ... Elles constituent tout un chapelet d'îles. On décide de faire route vers elles : C'est bien le diable si l'on n'arrive pas à en rencontrer une !
On ne possède qu'une mauvaise carte et un méchant compas : On avance toujours sans savoir où l'on va !



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_ " Un jour, de désespoir, un matelot se jette à la mer. Quelques jours après, pendant la nuit, un autre matelot se pend à une vergue. Il y en a plusieurs qui meurent chaque jour. Tous les autres jeûnent, crevant de faim et de soif, buvant de l'eau de mer ou même leur propre urine !
On attrape quelques poissons que l'on fait sécher au soleil.
Il pleut parfois : On recueille alors soigneusement autant d'eau qu'on le peut . On reste souvent deux, trois, quatre ou cinq jours sans boire et sans manger !

_" A la pleine lune de janvier ... Et il faut nous souvenir que le bateau était parti depuis le vingt novembre ... A la pleine lune de janvier, on aperçoit tout plein d'oiseaux ... Des oiseaux de toutes espèces, mais surtout des goélettes blanches. Le soir, elles partent vers le sud-ouest pour aller se coucher : On reprend courage !



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_ " Au départ de Trinquebar il y avait soixante dix neuf personnes dans ce bateau : Douze hommes d'équipage et les passagers, dont quarante six hommes et vingt femmes. Beaucoup étaient morts et leurs corps avaient été passés par-dessus bord ...

_ " On suit la direction indiquée par le vol des oiseaux : Là-bas, il y a certainement une terre ! A minuit, on aperçoit un haut-fond de roches et de corail. Les vagues s'y brisent: L'écume est blanche sous la lune. On sonde : On trouve six brasses, ce qui n'est pas bien profond ! On sonde à nouveau : On trouve sept brasses ... On mouille une ancre. On sonde encore : On trouve treize brasses.
Il est à peu près quatre heures du matin ... Le câble coupe sur le corail !
On sonde à nouveau : Plus de fond !
On se laisse aller à la dérive, au gré des courants et du vent, jusqu'à ce que le temps devienne plus clair ... Il était bien couvert depuis le matin, couvert de grains très noirs ! Vers huit heures du matin, le ciel s'éclaircit.


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_ " On approche d'une île, droit au nord. C'est de l'île Silhouette que l'on approche, sans la connaître, bien sûr. Elle n'est qu'à dix huit lieues environ. Vers sept heures du soir, on y arrive mais les rochers sont trop nombreux et les falaises trop abruptes : Impossible de débarquer !
On décide d'aller plus avant et d'aller mouiller à l'Ile du Nord, qui est proche : On y distingue très bien une anse sablonneuse, hospitalière. On mouille par quatre ou cinq brasses, vers les huit heures du soir ...


- " Mais ce n'est pas fini ! "


_ " Le bateau est au mouillage. Du bord, et grâce au clair de lune, on voit des tortues de mer sans nombre, qui montent à terre. On n'a pas de canot pour débarquer ...
On a soif.


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_ " Le sieur Gomez et un certain Guillot décident de se jeter à l'eau et de nager pour permettre à tout le monde de recevoir les premiers secours. Ils manquent de se noyer ... Ils restent donc à terre toute la nuit, ne pouvant même pas communiquer avec ceux qui sont restés à bord. Au petit jour, ils construisent une sorte de radeau avec lequel ils essaient de rejoindre leurs camarades ... Mais la mer est bien trop mauvaise !

_ " Le bateau a fatigué, pendant toute la nuit, en tirant sur son câble ... Vers neuf heures du matin, le câble coupe sur le corail !
Le bateau se met au plein et se casse aussitôt en deux. C'est le jour de la pleine lune de janvier : Tout le monde est sauvé. Les bagages ont été rejetés par la mer, en mauvais état, mais avec peu de perte.



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_ " On souffre de la soif pendant deux jours encore puis on finit par trouver de l'eau ... dans une mare pleine de tortues, ce qui la rend infecte ! On la trouve pourtant excellente. On en boit et on s'en sert pour faire cuire des tortues. Pendant un mois entier, les survivants vivent de viande de tortues et d'oiseaux, qu'ils font bouillir.
Il ne reste que vingt sept survivants : Cinquante deux ont donc péri

_ " Lassés de cette vie monotone, lassés de cette nourriture exclusivement composée de viande, ils contemplent des îles dans le lointain : Beaucoup plus grandes, elles offriraient certainement un meilleur secours !
Délibération, construction d'un radeau ... Sans hache et sans herminette : Avec un méchant couteau comme seul instrument tranchant !











_ "Au lieu d'un vrai radeau, on ne parvient à faire qu'un mauvais assemblage de cinq gros morceaux de bois provenant des débris du "tonie".
Le radeau flottait si mal que les deux hommes qui eurent le courage de s'embarquer avaient de l'eau jusqu' à la moitié du corps. Ils se dirigent vers Mahé.


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_ " Et c'est ainsi que moi, Nicolas, j'arrive dans le pays ! ... Enfin, c'était mon aïeul, à la vérité, mais c'était tout pareil, vu que si mon aïeul n'avait pas débarqué, je ne serais pas là pour vous le raconter !

_ " Ces deux messieurs sont pleins de courage et d'espoir : Ils espèrent bien trouver un soulagement à leur misère et trouver du secours pour leurs compagnons.


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_ " Nous sommes un dimanche matin : Le premier février. Il y a soixante quatorze jours que l'on a quitté Trinquebar !
On embarque sur le radeau, avec trois matelots, sans vivres, sans eau douce, avec une mauvaise voile et trois méchantes pagaies taillées dans des bouts de bois provenant des débris du bateau ...

_ "Et voilà comment mon aïeul arrive, par le plus grand des hasards, le lundi vers trois ou quatre heures du matin ... Cul-par-dessus-tête, la mer roule mon aïeul derrière le récif, à la pointe nord de Sainte Anne. Voilà les naufragés arrivés, et le radeau par-dessus la tête leur servant de chapeau !
On rejoint l'établissement du sieur Hangard. Là, on se repose ... vers deux heures de l'après-midi, on rejoint Mahé. Prévenu du sort de nos compagnons, le Commandant Gillot expédie immédiatement deux pirogues vers l'Ile du Nord. Quand elles y arrivent, les pauvres naufragés, qui nous croyaient morts, avaient de nouveau perdu tout espoir.



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_ " Et voilà ! Mon aïeul est resté ici ... C'était le deux février mille sept cent quatre vingt neuf ... Et c'est pourquoi je suis là!





D'après l'original du compte-rendu dressé en langue française le premier décembre mille sept cent quatre vingt neuf par Antoine Gillot, Commandant des îles Seychelles pour le compte du roi de France.
( Original aux Archives Nationales des Seychelles. )

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