mardi 14 août 2007

FORTUNES DE MER DANS L'OCÉAN INDIEN

PRÉSENTATION
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Éprouver de l'admiration pour les îles de l'archipel des Seychelles ... Qui pourrait ne pas en éprouver ? Elles sont, pour le touriste, la quintescence des rêves ataviques : Aucun doute, c'est là que se trouve le Paradis perdu ...
Évoquer les eaux versicolores, les plages de sable blanc, les cocotiers, le foisonnement des fleurs et des lianes, le hiératisme des pics, l'ésotérisme des blocs de granit, la grâce des oiseaux, les farandoles des poissons, le mystère des tortues géantes ... Ce serait avoir l'air de dresser un inventaire pour rédiger un dépliant touristique ! ... Et pourtant, tout est vrai : Comment oublier cette soirée sur une terrasse, assis sous les frondaisons d'un sandragon majestueux :
-" Connaissez-vous un endroit aussi beau que celui- ci ? "
Comment ne pas songer à ce haut-fonctionnaire Seychellois, sirotant le contenu de son verre et ne pouvant résister au plaisir de communiquer son bonheur ?

J'ai beaucoup aimé les Seychellois ... Ils sont fiers et parfois ombrageux ... Ce petit peuple s'efforce de sortir des sentiers battus. Il se peut qu'il se soit un peu fourvoyé, parfois, dans ses choix politiques, mais cela n'autorise aucunement la critique ... Qui serions-nous, pour avoir le droit de critiquer ? Ce peuple a construit des bibliothèques, ouvert des écoles, bâti des hôpitaux, honoré ses vieillards. Il prend un soin infini de son environnement. Il s'efforce de développer ses activités économiques ... Et ce n'est pas facile, pour un pays si petit, si émietté en îles nombreuses, granitiques ou coraliennes ... Il s'efforce de conserver l'identité qui lui est propre et, résistant comme il le peut aux influences qu'exercent sur lui des puissances intéressées par sa position stratégique, par s de possibles paradis fiscaux ... Il a le mérite d'avoir la foi.

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A la fin du XVeme siècle encore, les îles de l'Océan-Indien, à l'exception de Madagascar, étaient encore inconnues et vides de tout habitant, peuplées seulement de caïmans, de tortues géantes, d'oiseaux et de chauves-souris ... Les dernières terres habitables non-peuplées ?





Au XVIeme siècle s'installaient les comptoirs des "Compagnies des Indes", dont les vaisseaux, battant pavillon britannique, hollandais ou français étaient chargés de drainer les trésors de l'Orient vers les pays de l'Occident ... Il fallait au moins quatre mois, parfois six, pour descendre le long des côtes de l'Afrique, filer vers celles du Brésil en suivant les vents, puis doubler le cap de Bonne-Espérance, puis toucher l'Inde en évitant les pièges des Seychelles et ceux des Maldives ... Le voyage du retour vers l'Europe demandait au minimum six mois, souvent neuf ou plus encore.

Les Seychelles devenaient françaises en 1756, puis anglaises en 1815, après la défaite de Napoléon. En fait, les Seychelles, quelles que soient les couleurs du drapeau qui pouvait flotter sur le "Palais du Gouvernement", sont toujours demeurées elles-mêmes, c'est à dire, profondément, viscéralement Créoles

Il y aurait beaucoup à dire, au sujet de cet archipel où s'est édifié un peuple s'appropriant les cultures diverses dont il est issu, s'en nourrissant, revendiquant son originalité ... Mais ces histoires intéressent-elles ceux qui ne viennent chercher ici que l'exotisme des cocotiers, le souffle chaud des alisés, les couleurs de la mer ?

C'est aux Seychellois surtout, que j'ai pensé en recueillant les récits de ces quelques "fortunes de mer", qui font partie de leur patrimoine ... On n'a jamais vu une Nation réussir en se coupant de ses racines : C'est sans doute la grande leçon qu'il faut retenir de l'échec des grandes "révolutions culturelles" qui se sont exercées dans le monde.

L'archipel est indépendant depuis 1976. Il se veut même farouchement indépendant. Les histoires dont sont semés ses récifs et leurs écueils, ses plages et ses falaises font partie de son héritage et du nôtre. Puisse le lecteur en retirer quelque plaisir ...




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LES SIX SOEURS


_"Comme vous le savez sans doute, le coton, naguère, était la principale ressource des Seychelles. Le commerce du coton était si actif que plusieurs bateaux y étaient entièrement affectés ... Je venais d'être nommé capitaine de l'un de ces bateaux, qui avait pour nom " Les Six-Soeurs". Il jaugeait six cents tonneaux. J'avais vingt ans, l'esprit aventureux. J'avais passé toute ma jeunesse à apprendre le métier. Ce commandement venait me récompenser. J'étais fier d'avoir déjà accomplis trois voyages et de les avoir tous réussis. Et puis ... Le ciel me précipita dans une épouvantable apocalypse ...




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_L e vingt sept juillet mille huit cent dix neuf, je sortais du barachois de Mahé. J'emportais une cargaison de coton pour l'île Maurice. J'avais, de plus, une trentaine de passagers à mon bord.








_" C'était un vendredi. Certains de mes passagers, par superstition, répugnaient à partir ce jour-là. Me rendant à leur désir, je mouillai en rade de l'île Sainte-Anne. Je ne fis hisser les voiles que le lendemain, vingt huit juillet. Il était deux heures du matin. Le temps était superbe et la brise était belle. Elle nous permit de filer sept à huit noeuds pendant quatre jours. J'avais mis le cap à l'est pour m'élever dans le vent.





_ "Nous voici au premier août. Il est huit heures du matin. Je viens de quitter mon quart. Mes calculs me situent par 2°18 sud et 61° de longitude est. Je suis las, je m'allonge sur ma couchette et j'attrape un livre au hasard ... Je l'ouvre ... C'est le récit du naufrage de la "Méduse", tout récent encore. J'étais en train de m'apitoyer sur le sort de son malheureux équipage ... Une voix formidable retentit, venant des soutes ;

_" Au feu ! Au feu ! Nous brûlons ! "

A moitié nu, je cours jusqu'au gaillard d'arrière. Mon équipage m'y attend, consterné. Je fais carguer le grand hunier. Je donne l'ordre de puiser de l'eau le long du bord avec des seaux et de faire la chaîne jusqu'à ceux qui se précipitent avec moi dans la cale ... Parvenu sur les lieux du sinistre, je constate que le feu a pris dans des balles de coton, entre le pied du grand mât et l'épontille avant, sous des voiles de rechange. Cet incendie ne peut être dû qu'aux marques, imprimées au fer chaud, que l'on a coutume, aux Seychelles, d'appliquer sur les balles de coton.

Auprès de moi, il y avait M. Lesage, ancien représentant du gouvernement anglais aux Seychelles. J'aurais dû l'écouter : Il me conseillait de faire fermer hermétiquement toutes les ouvertures et de me diriger vers la terre la plus proche. Hélas, je vois bien, maintenant, que j'aurais dû suivre son conseil ... Mais je ne croyais pas le danger si sérieux que cela, et je persistai dans mon attitude : A tout prix, je voulais essayer de sauver mon bateau ...




_" Nous déversons une énorme quantité d'eau : On nous en fait parvenir depuis le pont et j'y fais ajouter celle qui était dans les barriques de la cale, normalement prévue pour notre consommation : On roule les fûts et on les défonce sur place. Le feu s'étend, s'étend toujours ! Plus le torrent déversé est important, plus le feu augmente. Les flammes jaillissent de tous les côtés.

_" Bientôt il nous faut évacuer la cale : La fumée nous asphyxie. Remonté sur le pont, je fais fermer les écoutilles, les dromes et même les sabords de la chambre. Tout le monde s'active avec ardeur. Tout à coup, je regarde devant moi : Le feu s'est frayé un passage par la braie du grand mât ... Il prend à l'amure de la grand-voile et, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, il s'élance dans le gréement. Pour comble de malheur, l'équipage, composé de Lascars, se met à désespérer et se lamente en baissant les bras. Les noirs créoles, ceux sur lesquels je croyais pouvoir compter le plus, poussent des cris aigus, des plaintes déchirantes ...

_"Ah ! Monsieur ! Quel affreux tableau ! Je m'étonne encore, en ce qui me concerne, d'avoir gardé, très claire, la notion de ce qui était mon devoir ... Mon devoir ... C'est à lui seul que je pensais ... Hurlements des hommes, crépitement des flammes, sourd fracas causé par les ravages de l'incendie à l'intérieur du bateau ... Oui, Monsieur, j'étais bouleversé ... Mais je restais calme. Mon âme était déchirée, mais ma pensée demeurait calme, libre et froide.

_" Après un instant de réflexion, je décidai de faire mettre la chaloupe à la mer avant que les mâts, consumés à leur emplanture, ne s'écroulent. Nous chargerions sur l'embarcation tous les vivres qui nous tomberaient sous la main et nous la filerions le plus loin possible derrière nous afin de la mettre en sécurité. Je ferais ensuite saborder le bateau pour le couler et, grâce aux balles de coton qui flotteraient et aux débris de la mâture, nous construirions un radeau pour les gens qui n'auraient pas pu avoir de place dans la chaloupe.

_" Suivant mon idée, je donne l'ordre aux rares "soucanis" qui ne s'étaient pas laissés abattre par le désespoir de frapper les palans des vergues et de se mettre aux caillornes afin de mettre la chaloupe à la mer ...




_Tout à coup, deux passagères me prennent les genoux. L'une d'elles, Madame Malfille, les yeux hagards et pleins de larmes, les vêtements en désordre, me présente ses deux enfants et hurle :

_" Capitaine ... Au nom de Dieu ! ... Sauvez mes enfants ! Je veux bien sacrifier ma vie, mais eux, je ne veux pas qu'ils meurent ! "

_" Devant cette douleur, mon courage est ébranlé pendant un moment. Il me faut faire effort pour lui répondre :

_" Calmez-vous, Madame, je vous en prie ... Nous allons tâcher de nous sauver tous. "

_" Ne voulant pas laisser mes hommes sous le coup d'une scène pareille, je les rejoins et je ravive leur courage en leur donnant l'exemple ... Je tirais sur une corde ... Elle casse ... Je perds l'équilibre ... J'étais monté sur le panneau de la grande écoutille ... Il bascule ... Je tombe dans la cale en poussant un grand cri. René, un Créole de chez nous s'assure en se passant une corde autour des reins. Il saute jusqu'à moi. Grâce à son aide, je me sors de cette fournaise où m'attendait une mort certaine : Je suffoquais déjà.
_"Ce ne fut qu'à grand peine que nous réussîmes à faire ce que nous voulions. Nous faisons embarquer les femmes et les enfants d'abord ... Monsieur Lesage et six "soucanis" vigoureux assureront la sécurité de l'embarcation. En hâte, nous leur jetons les provisions du haut du pont.

_" Alors se déclenche une lutte horrible : Les Lascars s'efforcent de prendre le contrôle de la chaloupe ... Les gardiens de celle-ci se défendent avec ardeur. J'essaie vainement de dominer de la voix le tumulte des vagues, des flammes et des hommes ... Le danger est trop pressant, la panique est trop générale: Personne ne m'écoute et chacun court à sa perte ... Je ne désespère pas encore cependant : J'ai essayé la prière et l'appel à la raison ... J'utilise la menace maintenant ...






_" Du bateau on me hèle à grands cris :

_" Embarquez dans la chaloupe, vite ! Elle se remplit ! "

_" Soudainement, le bateau a pris de la vitesse, une grande vitesse, que je ne m'explique pas. C'est pour cela que la chaloupe embarque tant d'eau ... Ce que je vois me donne l'explication : Un matelot manillois, ayant perdu la raison, nous montre la barre du gouvernail : Il l'a arrachée. Le malheureux a eu une jambe cassée pendant l'attaque de la chaloupe ... De rage, il a trouvé la force de se traîner là et d'essayer de nous faire couler. L'embarquement dans la chaloupe se fait précipitamment, dans le plus grand désordre ... Un grand nombre d'hommes sautent en même temps que nous. Je fais alors couper la remorque et nous abandonnons le bateau beaucoup plus tôt que je ne l'avais prévu ...





_"Il restait des hommes à bord du bateau. La situation y était terrible : Cris de rage, pleurs, gémissements, malédictions ... Je frémis encore en y pensant. Pourtant, dans la chaloupe, devait se dérouler une scène encore plus déchirante ... Nous y étions cinquante cinq ... C'était trop de moitié ! ... Nous faisions eau de toutes parts. Au moindre mouvement un peu brusque, nous risquions de chavirer ... J'offre de tirer au sort pour désigner ceux qui devront se sacrifier pour le salut commun ... Aussitôt, on proteste en disant que le temps presse, qu'il faut immédiatement trouver une solution à la surcharge ... Les esclaves, disent la plupart des marins et des passagers, ont traîtreusement essayé de nous voler l'embarcation. Et puis, ajoute-t-on, de toute façon, si c'est nous qui sommes désignés par le sort, ils n'ont aucune chance de s'en tirer car ils n'ont pas les compétences nécessaires pour la manoeuvre ... Il ne serait que juste de les obliger à se jeter à la mer et, au besoin, de les y jeter nous-mêmes ...





_" C'est alors que s'avancent deux jeunes noirs appartenant à Madame Malfille ... Et ce qu'ils ont fait constitue le geste le plus sublime dont j'ai pu être témoin dans mon existence:

_" Se jetant aux pieds de leur maîtresse, ils s'écrient :

_" Nous voyons bien, Madame, que nous ne pouvons nous sauver tous dans cette embarcation ... Aussi nous allons nous sacrifier pour vous et pour vos compagnons ... Que Dieu vous conduise à bon port et qu'il vous conserve de longs jours ... "

_" Après ces paroles, ils se précipitent à la mer, nous laissant tous aux yeux des larmes d'admiration. Quelques autres noirs courageux suivent leur exemple ... Mais il en est qui résistent et ils sont les victimes d'un épouvantable carnage. Ceux qui ont été jetés à la mer sans être blessés reviennent vers nous et s'accrochent des deux mains à la chaloupe ... Hélas ! C'est à coups de bûches qu'on leur écrase les doigts ! ... Bientôt, la mer est rouge de sang et nos vêtements sont couverts de lambeaux de chair et de cervelle ... Comme si nous avions tous pris part à ce massacre horrible ... mais inévitable.

_" Mon domestique personnel, un jeune Créole d'une quinzaine d'années, avait trouvé refuge dans la chaloupe. Perdu au-milieu de toutes mes préoccupations, je l'avais oublié ... Je l'aimais beaucoup pourtant ... Il me supplie et sa voix me fait souvenir de lui ... Je prie le Second de l'épargner, je le lui ordonne, même ... Mais c'est surtout à Monsieur Lesage qu'il doit la vie : Celui-ci le fait asseoir entre ses jambes pour le protéger. Enfin la tuerie cesse. Notre premier soin est d'écoper l'eau que les secousses incessantes et violentes ont fait embarquer ...

_" Nous nous comptons ... Nous sommes encore trente huit. Ce chiffre est énorme, si l'on considère que notre embarcation ne mesure que vingt huit pieds de long sur cinq de large et n'a que vingt six pouces de creux ! Elle est tellement chargée qu'elle n'émerge pas de plus de cinq pouces !







_" Nous avions cent quatre vingt lieues à parcourir comme cela pour espérer atteindre la terre la plus proche, l'île Frégate, l'une des Seychelles ... Il faut considérer, de plus, que dans ces parages les brises sont souvent très fortes, la mer très grosse. A ceux qui, comme moi, savaient ce qu'est la mousson, il restait très peu d'espoir ... Par ailleurs, il était évident que le peu de vivres et la petite quantité d'eau récupérés ne pouvait suffire aux besoins de tant de monde pendant tout le temps qu'exigeait le trajet que nous avions à faire...

_" D'une part, le risque de couler ... D'autre part, la crainte de mourir de faim ou de soif ... Aucune autre perspective ne s'offrait à nous.

_" Tout ce que nous possédions se résumait à fort peu de choses : Une bouilloire pour l'eau chaude, une marmite de bouillon, récupérée dans la cuisine, un pot de terre contenant la valeur de quelques bouteilles d'eau et dans lequel on vida le bouillon, trois agneaux, deux tortues géantes, deux petits pourceaux, six régimes de bananes. C'était tout. La fumée avait été si épaisse que tous ceux qui avaient essayé d'entrer dans la cabine ou dans la soute aux vivres avaient été immédiatement suffoqués ... Monsieur Lesage fut choisi comme responsable de nos faibles provisions. C'était lui qui en ferait une répartition équitable. Chacun promit de ne pas demander à boire avant la fin du quatrième jour et nous fîmes promettre à Monsieur Lesage qu'il refuserait l'eau, impitoyablement, à ceux qui auraient la faiblesse de lui en demander avant le moment convenu ...

_" Pour équiper notre chaloupe, nous avions sept avirons, un prélart, une voile et plusieurs bouts, un compas de route, le sextant du Second et le nécessaire pour mesurer le temps qui s'écoulait. Deux avirons en croix et la voile nous tinrent lieu de misaine. Je taillai le prélart et en fis une grand-voile. Ayant coupé les extrémités des plus petits avirons, je fis un capelage pour installer les haubans et les étais du grand mât ... Pendant ce temps-là, une place au fond de l'embarcation fut assignée à chacun. Sur chaque banc fut placé un homme de confiance à qui fut donnée la consigne de frapper sans merci celui qui aurait l'air de vouloir bouger de sa place !






_" Nous n'avions pas encore choisi notre cap. Lorsqu'on en fut là, j'insistai pour que l'on se dirigeât vers les Maldives : Nous pouvions y aller en courant toujours grand-largue. Nous profiterions d'abord des vents du sud-est, qui règnent au sud de l'équateur, puis de ceux du sud-ouest, qui soufflent au nord de celui-ci. Je pense toujours que c'était là le meilleur choix. Ile ne prévalut pas : C'est une route vers les Seychelles qui me fut imposée. Je n'insistai pas, parce que, de toute façon, j'étais intimement persuadé que nous étions tous destinés à la mort ... A moins d'un miracle ... Dans cet état d'esprit, je considérais qu'il n'était point utile de rendre notre situation pire encore, en provoquant des disputes inutiles ...





_"Le temps était couvert ... La brise était faible, soufflant du sud-sud-est. Barrant avec deux avirons, nous maintenions le cap au sud-ouest. Nous avancions à peu près d'un mille à l'heure. Il était dix heures du matin. Notre navire en flammes avait dérivé vers le nord depuis que nous l'avions quitté ... Nous avions vu successivement tomber ses trois mâts. Il ne nous apparaissait plus qu'à travers un épais nuage de fumée sortant de sa coque en feu. En tombant, chaque mât avait déclenché une explosion, faisant jaillir des morceaux de bois comme autant de langues de feu déchirant le nuage ... Mes yeux, bien malgré moi, ne pouvaient se détacher de ce spectacle. Ah ! Monsieur ! Qu'elles étaient tristes, les pensées qui m'assaillaient ! Par combien de sophismes, imaginant quelque miraculeux sauvetage, n'ai-je pas lutté contre la certitude de notre perte !

_" Je vous l'avoue franchement ... Ce que je craignais plus que la mort, c'était la perte de ma réputation ... Quel triste cadeau à faire à ma famille que celui d'une mémoire souillée par des médisances et des supputations ! N'allait-on pas me rendre responsable de la mort de tant de gens confiés à ma sauvegarde ? N'allait-on pas attribuer cette catastrophe à mon imprudence, à l'insuffisance de mes capacités peut-être ? Mon coeur était brisé par ces pensées ...




_" Vers quatre heures de l'après-midi la fumée qui enveloppait les "Six-Soeurs" se dissipa un peu. Il nous sembla que seule sa proue flottait encore ... L'arrière devait avoir entièrement brûlé ou bien avoir coulé.

_" A cinq heures, la mer avait beaucoup grossi. Elle était devenu franchement mauvaise. Sans relâche, il nous fallait écoper l'eau qui embarquait à chaque instant ... Nous rentrâmes les avirons devenus inutiles et les vents nous portèrent à l'ouest-sud-ouest. La nuit venue, nous avions définitivement perdu de vue les "Six-Soeurs". Le ciel, d'ailleurs, était si nuageux que la lune nous était cachée, alors qu'elle était dans son plein. Le vent soufflait avec force, la mer déferlait contre la coque de notre embarcation. Nous étions lentement poussés sous le vent. Nous n'avions pas de lumière, nous embarquions des lames énormes et nous ne savions pas quelle route nous faisions. Les ténèbres, le fracas du vent et de la mer, les eaux phosphorescentes ... Lugubre tableau, bien fait pour saisir d'angoisse l'âme la mieux trempée ! Cette première nuit fut remplie d'horreur et sembla durer une éternité ...

_" Au lever du jour, le temps se calma et nos angoisses s'apaisèrent un peu. Nous étions le deux août. A midi, nous avions fait le point, qui nous situait par 20° de latitude sud. On distribua à chacun une banane et un morceau de la tige à laquelle le régime est suspendu. Nous sucions la sève âcre de cette tige pour nous désaltérer ... Malgré ceci, la soif revint, tellement impérieuse pour certains d'entre nous que je résolus, autant pour donner l'exemple que pour satisfaire un besoin, de vaincre ma répugnance et de boire mon urine. Plusieurs en firent autant et cela nous procura un grand bien-être. Je remarquai que, sans doute par suite de nos privations, quelques jours plus tard, l'urine, en se refroidissant, perdait sa mauvaise odeur et désaltérait beaucoup mieux.

_" Vers quatre heures de l'après-midi, la brise redevient très forte et la mer est plus mauvaise que jamais ... Je fais assurer solidement tous les objets indispensables, en les attachant aux bancs. Je fais fermer tous les caissons qui contiennent nos maigres provisions.








_"Je pensais en effet que, si nous venions à chavirer, ceux qui savaient nager parviendraient peut-être à redresser l'embarcation et à poursuivre le voyage ... J'avais vu faire des pêcheurs de mon pays, dans des cas semblables : Ils guettent une grosse vague ... Au moment où elle déferle, elle imprime une secousse au bateau, ce qui chasse une partie de l'eau qu'il contient...
Ils se précipitent de l'autre bord, opèrent un mouvement de bascule qui permet de vider le reste ...

_" Cette nuit fut encore plus angoissante que la précédente. Seul Dominique, le Maître d'équipage, avait le précieux talent nécessaire pour barrer en attaquant les lames au bon endroit. Mais, vers minuit, il vint une vague si rapide, si inattendue, qu'elle le fit choir au fond de la chaloupe et qu'elle nous inonda ... Ce ne fut qu'un même cri, terrifié ... Avec beaucoup de mal, dominant de la voix le tumulte , je réussis à faire reprendre la barre par le Maître d'équipage et à faire écoper l'eau par les autres. La situation empirait d'instant en instant : Les jointures du bateau avaient été ouvertes en plusieurs endroits sous les coups de boutoir de la mer. Nous avions en permanence six pouces d'eau au-dessus du plancher, quoi que nous fassions pour écoper ... La panique fut portée à son comble : L'éventualité d'un sacrifice humain fut à nouveau mise sur le tapis ... Cette horrible proposition fut repoussée. A l'aube, chacun rendit grâce à l'Eternel.

_" Vers midi, une nouvelle observation nous situa par 2°59 de latitude sud. La même ration que la veille fut distribuée. Au milieu du jour, le temps s'était mis au beau, mais, malheureusement, les vents s'étaient mis à nous pousser vers le sud ... Avec des vents pareils ... ( Et il était à craindre qu'ils ne perdurent) ... Nous n'avions plus aucune chance d'atteindre les Seychelles. Tout le monde se repentit alors de ne pas avoir suivi mes conseils lorsque j'avais proposé de mettre le cap sur les Maldives ... La côte d'Afrique, elle, se trouvait à une telle distance que l'idée de l'atteindre ne nous vint même pas à l'esprit ... Je fis maintenir le cap à l'ouest.

_" A huit heures du soir, il tomba un grain. Nous abattîmes les voiles, les détachâmes de leurs vergues, puis nous les étendîmes sur le pont pour recevoir la pluie ... Ce que nous avions recueilli représentait à peu près la valeur de quatre bouteilles. Nous versâmes précautionneusement cette eau dans le pot.




_" Quant à nous, Monsieur ... C'était vraiment une grande pitié que de nous voir aspirer de tous nos pores cette humidité, ouvrir la bouche pour y recevoir quelques gouttes, et lécher nos vêtements avec avidité ... Ah ! Notre sort était bien affreux et notre soif était bien grande !

_" Le cinq août, à cinq heures du matin, le vent cessa de souffler, aussitôt, nous couchâmes les mâts que nous avions remis en place la veille au soir. Nous nous mîmes aux avirons, mettant le cap au sud pour monter en latitude. Je fus parmi les premiers à prendre les avirons, avec le Second et quelques passagers. Ensuite, à tour de rôle, chacun se mit à ramer de bonne grâce. Un passager, un seul, refusa de ramer, prétendant ne pas savoir s'y prendre parce qu'il ne l'avait jamais fait ... Je lui demandai de se placer auprès d'un rameur et, au moins, d'essayer de l'aider ... Il refusa de nouveau ... Je lui dis résolument que, puisqu'il ne voulait pas nous aider, il nous était impossible de garder parmi nous une personne aussi inutile qu'embarrassante ... Je le menaçai de le faire jeter à l'eau ... A l'instant, il saisit un aviron, et s'en débrouilla aussi bien que les autres !

_" Notre observation de midi nous donnait une augmentation de quatre milles en latitude. Monsieur Lesage procéda à la distribution d'eau ... Chacun en reçut un boujaron. On tua deux moutons, dont le sang fut recueilli dans un pot que vidèrent avec avidité plusieurs personnes. La chair fut partagée de façon équitable. On la mangea crue.





-"Malgré ces périls et malgré ces angoisses, l'amour parvenait encore à trouver sa place. Mademoiselle Palmas était très attachée à Monsieur Moreau, notre Second ... Nul ne l'ignorait. Bien qu'elle fût elle-même très affaiblie par la faim, je la vis obliger celui-ci à accepter la moitié de sa ration d'eau et la moitié du pain qu'elle avait reçu.







_" Monsieur Moreau repoussa cette offre, mais je crus cependant devoir intervenir dans ces délicats débats en déclarant que quiconque recevait une ration était tenu de la consommer ou de la restituer à Monsieur Lesage afin d'augmenter la part commune.

_" Nous recevions parfois du ciel quelques secours inespérés ... Des poissons-volants, poursuivis par des bancs de bonites ou des dorades fendant l'air et, heurtant nos voiles, retombaient dans le bateau ... Ils devenaient, de droit, la propriété de celui qui s'en saisissait le premier. Ce soir-là, c'est moi qui fus favorisé : Un fou s'était imprudemment posé sur l'espar qui nous servait de gouvernail _ Je réussis à l'attraper _ J'en bus le sang et je partageai la chair avec le Maître d'équipage.

_" Le six, le temps était beau et nous avions gagné 38 minutes en latitude depuis la veille. Monsieur Lesage nous distribue notre ration d'eau et notre part du troisième mouton, que nous avions tué et qui fut mangé cru comme les deux premiers. Le manque de sommeil nous faisait cruellement souffrir. Après beaucoup d'essais et avec beaucoup d'efforts, nous avons fini par trouver une solution ... Tout le creux du bateau était occupé par les marins et les passagers, le tillac l'était par les femmes et les enfants ... Sur les trois bancs de l'arrière nous étions installés : trois des passagers, le Second, le maître d'équipage qui tenait la barre et moi-même. Les jambes repliées, le dos sans appui, nous étions obligés, pour soulager l'inconfort de notre posture, d'appuyer notre tête tantôt sur les genoux du voisin, pendant qu'il posait la sienne sur notre dos, tantôt de nous étreindre à bras-le-corps comme lorsqu'on s'embrasse et de placer notre tête sur l'épaule l'un de l'autre. Pitoyable repos, continuellement troublé, interrompu sans cesse, à chaque secousse infligée par les vagues à notre bateau ! Aussi nous faisions d'affreux cauchemars ... Tant d'affreux cauchemars que l'insomnie nous paraissait encore préférable au sommeil !

_" Le sept le temps était toujours beau. Les vents étaient toujours favorables. En frottant deux morceaux de bois l'un contre l'autre, nous réussîmes à faire du feu ... C'était un événement considérable ! Nous apportâmes tous nos soins à la conservation du feu.






_" Il fut placé dans la seule marmite que nous possédions. Nous l'alimentions avec le bois que nous arrachions aux caissons de la chaloupe. Nos deux petits cochons furent immédiatement saignés et débités en tranches. On les fit cuire en les appliquant sur les parois extérieures de la marmite.

_"La joie revint parmi l'équipage. Elle releva quelque peu leur moral, que tant de calamités avaient abattus. Je vis un marin tirer sa pipe, qu'il avait conservée précieusement, et la fumer avec un plaisir que seul un fumeur peut comprendre ... Nous n'étions pourtant pas au bout de nos aventures ...

_" Le Second fit une plaisanterie à destination de l'un des passagers au sujet de ses appréhensions, puis de grands éclats de rire se firent entendre : Quelques matelots, après avoir fait accroire au cuisinier qu'on allait être obligé de manger de la chair humaine, essayaient de le persuader qu'il serait sacrifié le premier à cause de sa fonction :

_" Un cuisinier, disaient-ils, est à l'avance moitié cuit !"

_" La tête lamentable du pauvre diable et son burlesque effroi avaient déclenché cette surprenante gaîté.





_"Le huit au matin ... Triste devoir... Il nous fallut jeter à la mer le corps d'une jeune négresse, morte d'inanition. Son corps avait à peine touché l'eau que nous eûmes la douleur de le voir dévorer par un requin énorme qui nous suivait depuis quelques jours déjà ... Peu de temps après, nous fûmes pris dans les grains. Nous espérions recueillir de l'eau en assez grande quantité pour ne plus avoir à souffrir de la soif ... Hélas ! _ Malgré tous nos efforts, nous ne réussîmes à en recueillir que trois ou quatre bouteilles !





_" Dans la journée, le vent passa à l'est. Il devint très violent. Je faisais gouverner au sud-ouest, un quart ouest. Nous nous trouvions par 4°1 de latitude. Cette route nous menait aux Seychelles.

_" La mer était forte. nous embarquions beaucoup d'eau par-dessus les plats-bords. J'estimai que cela ne devait pas nous empêcher de porter nos deux voiles hautes. Nous ressentions en effet le besoin de faire cesser nos souffrances, que chaque heure rendaient de plus en plus insupportables ... Nous préférions à la prolongation de cette souffrance le risque d'une mort subite.

_"Il nous avait été facile de mesurer la latitude, que la hauteur du soleil nous donnait. Il n'en était pas de même pour la longitude ... Nous pensions, et cet espoir était assez général, que nous allions bientôt arriver ... Quelques passagers impatients se hasardaient même à déclarer que nous pourrions bien avoir dépassé notre objectif, ce qui aurait effectivement pu se produire si nous n'avions étés sur la bonne latitude ... Je tentai de les ramener à la raison mais, l'un d'eux, Monsieur Le Moulec, s'entêtait dans son erreur et contribuait ainsi à abattre le moral des autres. J'eus quelques paroles dures et, ... folie dont nous avons ri plus tard ... nous ne trouvâmes pas mieux à faire que de nous provoquer en duel : Nous croiserions le fer dès notre arrivée à terre !

_" Vers la fin de la journée, il fut beaucoup question du brick le "Courrier", lequel devait être parti des Seychelles peu après nous. Certains rêvaient d'une rencontre avec lui. En pleine nuit, nous fûmes soudain réveillés par des cris :

_" Navire ! Navire ! "

Notre joie fut aussi vive que vite dissipée.

_" Le neuf à midi, mes observations indiquant une latitude de 4°34, je fis gouverner à l'ouest-nord-ouest, promettant à tout le monde que nous allions bientôt apercevoir la terre et que nos tourments allaient bientôt cesser. Toute la journée, l'attente fut tendue. La nuit arriva et nous n'avions encore rien vu.









_"Pourtant, pendant la nuit, l'homme de barre me toucha du doigt ... Il me faisait remarquer que l'on voyait le fond comme s'il n'y avait que quelques brasses d'eau sous la coque. De peur de faire naître des espérances qui pourraient être déçues, je recommandai le silence absolu jusqu'à ce que le jour se lève ... J'avais eu raison car, le jour venu, le fond ne nous apparaissait plus du tout. Mais je ne cherchai pas à dissimuler ma joie lorsque je vis que nous étions entourés par un grand nombre d'oiseaux de mer. Du goémon flottait autour du bateau. Tout cela montrai que la terre était proche.

_" Terre" !

_" Il était dix heures du matin et nous étions le dix août lorsque retentit le premier cri ... Jamais un mot ne déclencha en nous pareille joie ! _ La terre ... C'était la fin de nos peines, de nos privations, de nos larmes ... C'était le port, le salut, la vie ! ... C'était pour chacun de nous un père, une mère, une famille, une patrie ! La terre, enfin, c'était le Paradis, pour nous, pauvres marins qui sortions de l'Enfer ! Quels débordements de joie! Quelle béatitude ! Quelle ivresse ! ... Il n'y a pas de mots, dans aucune langue humaine, pour rendre de pareils bonheurs !

_" A plusieurs reprises, nous fûmes obligés de menacer pour obliger tout le monde à rester immobiles. Tant de mouvements simultanés risquaient de faire chavirer la chaloupe et de faire avorter toutes nos espérances ... Les plus malades tentaient, à ce spectacle, de redonner vie à leurs regards abattus.

_" Tout ce qu'il nous restait de vivres fut immédiatement distribué : Nous reçumes chacun deux boujarons d'eau et une banane à demi-pourrie. Personne ne songea aux deux tortues géantes, tant le bonheur anéantissait toutes nos autres facultés.




_" La distance qui nous séparait de cette île fortunée diminuait à vue d'oeil ... Nous en étions à peu près éloignés de sept lieues lorsque nous l'avions découverte. L'éloignement nous avait laissé croire qu'il s'agissait de Frégate ... Nous la reconnûmes bientôt pour "La Digue".





_"Nous devions avoir encore d'autres frayeurs ... Un gros orage s'élevait dans le sud ... Heureusement, un vent fort nous poussait : Nous dévorions l'espace.

_"Vers deux heures, nous nous trouvions dans le canal qui sépare les îles Marianne et La Digue. Je connaissais les lieux. Je fis contourner l'île à bonne distance parce que, frangée de récifs comme elle l'est, elle est inabordable de ce côté.

_" Dès qu'on nous avait aperçu, tous les habitants s'étaient portés sur le rivage ... A quatre heures de l'après-midi, je découvris une anse de sable propice au débarquement. Tout le monde nous tendit les bras et nous reçut fraternellement.

_" J'avais donc fait échouer la chaloupe sur le rivage ... La plupart de mes compagnons d'infortune étaient si faibles que, sans l'aide qu'on leur apporta, ils n'auraient pas pu débarquer ...

_" Deux passagers moururent subitement : un matelot et un enfant. On plaça les plus faibles des survivants sur des feuilles de bananier, dont la fraîcheur adoucit un peu les tortures que leur faisait souffrir leur peau, écorchée en plusieurs endroits. Nos visages brûlés par les ardeurs du soleil, notre surprenante maigreur, due à nos privations, firent que même nos amis hésitaient à nous reconnaître, mais j'ai plaisir à dire très fort que jamais le dévouement et l'hospitalité ne furent mieux exprimés que par les habitants de La Digue : Ils s'empressaient auprès des victimes à consoler avec autant d'empressement que des égoïstes auraient pu avoir à les fuir.



_"Nous passâmes deux jours sur cette île, le temps de nous remettre de nos fatigues et de notre jeûne. Je m'embarquai ensuite, avec tous ceux dont la santé étaient suffisante pour qu'il m'accompagnent sur une barque que Monsieur Boisbrun-Morel avait eu la générosité de nous prêter. Nous fîmes voiles vers Mahé le douze août. Nous y arrivâmes à quatre heures de l'après-midi.





_"Ici finit, Monsieur, la triste relation de cette terrible aventure ... Tout ce qui resterait à en dire ne regarde que moi ... Et se laisse d'ailleurs deviner aisément : Scènes de famille si touchantes, pendant lesquelles les coeurs se mettent à nu, dévoilent tous leurs trésors de tendresse maternelle et filiale ... Embrassements et caresses sans fin ... Malgré moi, je pleure encore en y pensant ... Je vois toujours ma vieille mère qui m'enlace, animée d'une force supranaturelle ... Elle se repaît de ma vue ... Comme on fait à propos d'un objet aimé que l'on retrouve alors qu'on croyait l'avoir perdu à jamais ... J'entends mon père ... vieillard extrèmement bon, mais pointilleux à la manière antique quant à l'honneur ... Il dissimulait la joie de son coeur, la retardant jusqu'à ce que mes réponses le satisfassent ... Il put alors, enfin, la laisser déborder au grand jour, cette joie ... Ce fut là, oui, le plus grand bonheur de ma vie. Je crois que Dieu me l'envoya pour me payer de toutes les difficultés que, par sa volonté, j'avais supportées sans me plaindre ...

_"Je n'ai plus qu'à ajouter quelques mots, pour en finir : Mon père fit remorquer la chaloupe jusqu'à Mahé. Elle nous avait sauvés ... Il la fit porter à bras dans le verger ... Il l'y conserva religieusement pendant de nombreuses années. Plus tard, la voyant tomber en ruines, je la fis brûler. Je recueillis ses cendres avec soin et je les fis placer dans une urne d'argent. Elle les contient encore.

LE TIGER

A dix heures du matin, la marée étant basse, nous sortîmes de notre cabine en nous agrippant à un filin : le pont était si mouillé et tellement incliné qu'il était impossible de se tenir debout. Nous étions prêts à débarquer.

On s'occupa d'abord de mon épouse, Sibella, et, comme on ne pouvait envisager de se servir d'une chaise, on lui passa une corde autour du corps. On la descendit, lentement, précautionneusement dans le grand canot. Ensuite, ce fut le tour de la servante, puis le mien et enfin celui du docteur.

Il y avait dans l'embarcation, en plus de nos bagages et de nos armes à feu, quatre moutons vivants, de la volaille, un porc, deux chiens greyhounds, un terrier, un jeune chiot et dix neuf personnes. Le soleil brillait mais les embruns nous arrosaient. Le bateau plongeait sans cesse. Nous ne pouvions rien voir.

Il était midi lorsque nous nous sommes éloignés de notre pauvre navire pour gagner le rivage ... qui nous paraissait si peu engageant ! Le grand canot était manoeuvré à l'aviron, mais il était en même temps remorqué par un canot à quatre rameurs. Le Commandant était resté à bord, en compagnie du steward en attendant que nous ayons débarqué. Le petit canot retourna les chercher pendant que les autres membres de l'équipage débarquaient les provisions et le matériel. Je voulus les aider, mais ils refusèrent. Sibella et la servante s'occupaient des choses fragiles : cartes, livres, compas. Elle plaçait tout cela dans un trou au milieu du sable, trou qui n'était pas autre chose que le nid déserté d'une énorme tortue de mer ...

Tout ayant été rangé en sécurité, au-dessus du niveau de la marée haute, je me mis à prospecter pour trouver un endroit propice à l'installation de notre campement. Le vent et le sable nous cinglaient. Tout près, je trouvai ce que je cherchais : Le sol était de bonne qualité, l'endroit était abrité par une dune de quatre à cinq pieds de haut que recouvrait une broussaille vigoureuse d'un vert vif ...






Le vallon surplombé par la dune était également verdoyant. Un espace fut nettoyé pour dresser une tente. On apporta rapidement des espars, des voiles, tout ce qu'il fallait ... La tente fut dressée pour les passagers et le matériel. Le grand canot et le youyou furent traînés jusqu'à ce qu'ils soient en sécurité, au-dessus du niveau des hautes-eaux. Un feu fut allumé pour les hommes d'équipage qui allaient dormir autour de lui. Avant la nuit, nous étions à l'abri. Nous avions des couvertures pour préparer nos couches et nous étendre, nous avions à boire et à manger. Nous avions même eu droit à une gorgée de thé chaud. Tout le monde était sauf et en sécurité. Nous invitâmes l'équipage à se joindre à nous pour la prière du soir, seuls quelques-uns, peu nombreux, s'étaient déjà effondrés dans un lourd sommeil dû à l'épuisement. Nos prières montèrent vers les cieux, remerciant Dieu de nous avoir tirés de cette terrible situation.



*


_"Pouvez-vous seulement imaginer ce que représente un tel débarquement ? _ Les seuls êtres vivants que nous avions pu apercevoir sur l'île étaient quelques petits crabes et des oiseaux de mer, blancs, qui avaient tout l'air d'être ébahis de nous voir là, sur ce rivage qui leur appartenait.

_" Pouvez-vous imaginer ce que cela représente ? _ Nous nous trouvions un instant auparavant sur un navire tout neuf, jaugeant soixante quinze tonneaux, ayant appareillé de Liverpool le trois mai mille huit cent trente six ... Pour ma part, j'étais alors Major de l'Armée des Indes. Je rejoignais mon affectation à Bombay. Mon épouse, Sibella m'accompagnait, ainsi que sa servante, Louise ...




_" Et puis ... Quand on y repense ... Il n'y a pas si longtemps que cela ...

- " Nous croyions que le bateau se trouvait au nord-est de Madagascar ... Le Commandant prévoyait d'atteindre le Cap Ambre le onze août ... Il virerait ensuite pour mettre le cap au nord. Nous pensions être sur la bonne route, mais ce n'était pas le cas !
_"Le temps était couvert. Le ciel était chargé de grains. D'après les calculs, compte-tenu de la distance qu'il estimait avoir parcourue depuis l'île Sainte-Marie, le Commandant pensa qu'il était temps de changer de cap. On vira à minuit. La nuit était sombre et pluvieuse. Le vent soufflait du secteur sud. Le navire filait huit à neuf noeuds ...

_" Le douze, alors que j'étais allongé sur ma couchette, au côté de Sibella ... Le navire talonne !

_" Les deux premières fois, il n'y eut que des raclements insignifiants ... Si légers que je ne bougeai pas ... Je restais allongé, écoutant intensément ... Je voulais croire que ce n'était pas vraiment une côte que nous avions touchée ... Que nous avions eu la chance de ne frôler que l'un des innombrables récifs si fréquents dans ces mers tropicales ...

_"Hélas ! Il se passa moins d'une minute avant qu'une vague nous ait soulevés ... Le navire retomba de tout son poids sur les rochers. Il y eut un horrible craquement. La roue de la barre vola en éclats. La mécanique se brisa. Le navire entier craquait, comme s'il allait à l'instant être réduit en pièces. Il continuait à taper sur la roche. Au bout d'une demi-heure, il se coucha sur le flanc gauche ... A partir de ce moment, il se mit à taper encore plus lourdement. Les vagues déferlaient, se brisaient sur la coque, nous submergeaient avec une violence de plus en plus grande. Pour ajouter à l'horreur de la situation, à chaque coup de boutoir, la cloche du bord tintait ...

_" Dès le premier choc, nous nous étions tous précipités sur le pont. Nous gardions le silence le plus complet. Au bout d'un moment, le charpentier proposa au Commandant de couper les mâts pour alléger le bateau. Celui-ci, en effet, à chaque lame, cognait avec une telle violence que son démantèlement était à craindre ...




_"Attendons que le jour se lève ... Il ne faut pas faire de bêtises ..."

-" Une heure plus tard, cependant, le navire continuant cogner aussi fort sur les rochers, le Commandant lui-même ordonna de couper les mâts ... Ils s'abattirent avec un fracas épouvantable. A partir de ce moment, le bateau resta en repos.


-"Pendant tout ce temps-là, l'équipage, sur le pont, était demeuré parfaitement calme et discipliné. Sibella, la servante, le docteur et moi-même, nous étions restés sur nos couchettes, offrant au Ciel nos prières ...

_"Le Commandant arriva : _ " Voudriez-vous avoir l'amabilité de descendre jusqu'à la cabine inférieure : Nous allons couper le mât de misaine."

_" L'inclinaison du navire était telle, et le pont était si mouillé, que nous avions l'impression de nous trouver perchés sur la crête d'un mur ! Il nous était quasiment impossible de nous déplacer ... Sibella était assise tout en haut, du côté au vent. En frappant la coque, une lourde vague la projeta au loin. Elle tomba à plat-ventre : Elle ne pouvait rien faire et je ne pouvais rien pour l'aider ... Un moment plus tard, profitant d'un instant favorable, en rampant, nous avons gagné la cabine inférieure. Nous nous sommes assis à même le plancher, du côté sous-le-vent.

_" Je fis alors quelques expéditions jusqu'à notre cabine, promettant chaque fois à Sibella de revenir très vite : Nous nous étions juré de périr ensemble si nous devions être noyés en cas de démembrement du navire ... Je parvins à ramener notre literie : Nous nous en servîmes pour nous asseoir de façon acceptable. Je ramenai aussi des vêtements chauds qui se trouvaient à portée de mes mains ... Nous nous habillâmes du mieux qu'il nous était possible. Mais nous étions tout mouillés et nous grelottions de froid. Nos montres, nos chaînes d'or et quelques bibelots furent mis en sécurité.









_" Attentif à notre sort, le Commandant ne fit couper le mât de misaine qu'au moment le moins dangereux. Nous étions toujours assis à l'intérieur du bateau et nous adressions toujours au Ciel nos plus pressantes prières ... Il y avait peu de chances pour que le navire demeurât entier jusqu'au jour : Il était plein d'eau et les caisses de la cargaison cognaient sous le pont. A travers les lattes de ce dernier, nous apercevions les lumières de la nuit ... Autant dire que chaque vague déversait des torrents dans la cabine ... Le navire cognait de plus en plus fort sur le roc. A chaque assaut de la mer on entendait une détonation telle que nous aurions pu croire que la coque avait explosé.


_"Et le vent soufflait toujours furieusement. La pluie l'accompagnait par intermittences. La nuit était noire. Nous ignorions complètement sur quoi nous avions fait naufrage : Était-ce sur un écueil ou sur une île ?

_"Charpentiers et hommes d'équipage, dans le noir, s'efforçaient de dégager le grand canot et les youyous ... les seules embarcations qu'il nous restât encore. En lieu sûr, ils entreposaient sur le pont des jambons, des alcools, de l'eau, des biscuits, des casseroles, des avirons, des voiles, des outils : tout ce qui pouvait nous être utile. Les porcs, les moutons, les volailles, tous les animaux vivants furent transférés du grand canot dans les chambrées, à l'abri, jusqu'à ce que les embarcations soient prêtes. Avec un pont incliné à quarante cinq degrés, que l'eau rendait glissant et que la mer assaillait à chaque instant, on peut imaginer le travail que cela représente !

Monsieur Spurs, à tout moment, me demandait quelle heure il était ... Enfin le jour se leva. Il était à peu près cinq heures et demie. Le navire n'était pas encore démembré. Nous pouvons constater que nous sommes échoués à l'ouest d'un rocher émergeant à fleur d'eau, du côté le plus exposé à la fureur des lames ... A un quart de mille, le rivage est sablonneux, avec quelques broussailles éparses. Je m'aventure sur le pont vers six heures. Cela me permet de prendre la mesure de la situation : Le navire est couché sur le flanc. Ses mâts brisés ont été emportés par la mer. Il ne reste plus que la bôme du foc, avec ses voiles qui pendent ... Le pavois est à moitié enfoncé. Les hommes, accaparés par leur labeur, se meuvent en silence ...





La mer emporte les mâts : Ils dérivent avec leurs voiles et leurs cordages ... Tout le gréement traîne le long du bord ... Quant à l'île, elle est basse, sableuse, inhospitalière ... De gros rochers et des coraux acérés encombrent ses rivages. Dans l'ensemble, cela paraît tout à fait misérable ...

_"Le charpentier, aidé par l'équipage, s'est mis à démolir le pavois à coups de haches pour qu'il soit plus facile de mettre les canots à la mer. A huit, ls pratiquent une énorme brèche. Le grand canot est mis à l'eau. Le Commandant y monte avec quelques hommes pour chercher un endroit propice au débarquement ... Bientôt ils sont de retour : Entre les écueils, il y a une petite plage qui est tout ce qu'il nous faut ... Nous nous dirigeons vers elle ... Quelques espars et des cages à poules ont déjà été rejetés par la mer ...



*
_"C'est à la mi-marée que nous avons débarqué. La mer s'étant retirée, le navire était couché sur le rocher, calme. La côte sous-le-vent était découverte. A travers les eaux claires, nous pouvions apercevoir le fond rocheux. Le Commandant nous conseilla de placer nos objets de valeur dans un coffre et mettre celui-ci dans le grand canot, qui était à l'eau maintenant, rempli d'objets et de matériel de première nécessité. Nous suivîmes le conseil, mais cela fut malaisé : Tout avait été chamboulé dans notre cabine ... Ce n'est qu'avec beaucoup de difficultés que nous sommes parvenus à ouvrir quelques malles et quelques portes ... Pour ouvrir un tiroir, notre cabine se trouvant sous-le-vent, nous étions pratiquement obligés de le soulever à la verticale!







Les poignées de cuivre me coupaient les doigts et, comme la mer était entrée à flots par les hublots brisés, le sol était couvert de verre cassé provenant des vitres et des bouteilles. Je m'y blessai sérieusement les pieds. Ces rapides expéditions étaient donc dangereuses. Par ailleurs, nos malles s'avéraient toutes trop grosses, trop peu maniables. Il était difficile de songer à les utiliser. Le seul bagage qui soit utilisable était un coffre chinois posé sur ma couchette. Il contenait mes livres précieux ... Je les jetai sur le plancher mouillé. J'arrachai cependant la carte du monde qui se trouvait dans mon atlas : Je la plaçai soigneusement sur ma poitrine, pensant qu'elle pourrait nous être utile plus tard ... Je réussis à mettre dans le coffre le peu d'argent que j'avais, les bijoux de Sibella, les médaillons qui contenaient les mèches de cheveux des enfants, quelques petits cadeaux que ces derniers nous avaient offerts, quelques couverts en argent, un peu de linge de rechange, des petites choses comme du fil, des couteaux, des médicaments, un tire-bouchon, des aiguilles, des rubans, des crayons, des porte-plume, du papier, de l'encre ... Ce qui me tomba sous la main ...

_"Je bourrai également mes poches avec tout ce que je pus trouver d'utilisable : Robinson Crusoë, dont je pensai qu'il pouvait nous donner des idées, un thermomètre, du savon, des objets de toilette ... Avant d'aller à terre, je fis un ballot avec des vestes de laine et des pantalons ... J'en pris autant que je pouvais en emporter car je savais combien nous en aurions besoin, lorsque nous serions exposés au froid et à la pluie ! Je fis un autre ballot avec des couvertures, y ajoutant quelques livres et du matériel à dessin ...


_"En quittant le bateau, nous étions bien tristes. Nous étions obligés d'abandonner notre cabine, nos malles, nos tiroirs remplis d'objets de valeur, la plupart de nos affaires ... Nous étions à peu près certains de ne jamais rien revoir de tout cela.

_"Au moment où le navire s'était échoué, Sibella avait jeté à la mer ses clefs et la bague de rubis qu'elle portait au doigt ... Son alliance avait failli suivre ... Heureusement, elle l'avait remise à son annulaire.






_"Avant de rejoindre notre embarcation, nous nous sommes assis par terre, dans notre cabine. Nous regardions la mer, transparente. Les crêtes des rouleaux déferlants étaient blanches comme la neige, elles étincelaient au soleil en passant devant nous ...

_"Regarde, Sibella, regarde comme le soleil est radieux ..."

_"Il sourit ... Mais pas pour nous !"





*

Il faut dire que, vraiment, depuis sa mise à l'eau, le "Tiger", notre navire, avait couru de malchance en malchance ... Il y a des bateaux comme cela, dont les hommes d'équipage disent qu'ils ont "la poisse". Il était pourtant beau et solidement construit. A tous points de vue, c'était un véritable modèle d'architecture navale.

Il avait commencé, lors de son lancement, par aller heurter le fond, à la sortie du chantier de construction. Ensuite, il était entré en collision avec deux autres navires. Un coup de vent avait abattu un de ses mâts ... Puis le cacatois, à son tour, s'était abattu ! Il avait appareillé de Liverpool le trois mai mille huit cent trente six pour un voyage qui était prévu sans escale jusqu'à Bombay. Il emmenait vingt et une personnes à son bord.









_ Près du cap de Bonne-Espérance, son Commandant, Monsieur Searight fut pris d'une crise de délirium-trémens. Le second avait été obligé de le faire enfermer et de faire escale à Table-Bay. On y avait débarqué le Commandant mais, presque immédiatement, les médecins l'avaient déclaré guéri! Le douze juillet, le Commandant était de retour à bord, les passagers embarquaient. Dans la soirée, on hissait les voiles ...





*

_"C'était à "Table-Bay", au cap de "Bonne-Espérance" que nous avions embarqué, Sibella, Louise et moi-même, ainsi que Charles Bore, le nouvel adjoint du Second-Capitaine, le Chirurgien Deacon et un Indien, nommé Jewa.

-"Nous n'étions pas très tranquilles : Il ne nous semblait guère possible que le Capitaine Searight fût en très bonne santé !

_"Depuis notre départ du Cap, il ne nous arriva que fort peu de choses ... A l'exception du mauvais temps. Les vents étaient tout à fait fantasques : faibles mais changeants, puis soufflant tout à coup en furieuses rafales.

_"Notre Commandant avait placé tant d'espoirs dans ce si beau bateau que tout ce qui retardait notre avance l'exaspérait. L'effet de l'alcool augmentait encore cette exaspération, tant et si bien que, dès le passage du tropique du Capricorne, il avait tout à fait perdu la raison.




_"Le quatre août il fut repris par le délirium. On fut obligé de l'enfermer dans sa cabine. Il y poussait des plaintes et des cris de désespoir. Il tenta de démolir la cloison pour s'échapper ... On le transféra sous le gaillard d'avant, dans une pièce spécialement aménagée. Il y resta sous la surveillance du docteur Deacon, celle de Monsieur Spurs, du Maître d'équipage. Tous ceux qui pouvaient se rendre utiles le surveillaient également.


_"Le Second assurait le commandement à sa place, bien évidemment. Pour contrôler ses chronomètres, il fit mettre le cap vers la terre ferme : Contrairement à toute attente, nous nous trouvions, le neuf août, près de l'île Sainte-Marie, sur la côte est de Madagascar. Nous la longeâmes jusqu'à quinze heures environ. Nous fûmes obligés de constater que les deux chronomètres étaient faux : L'un affichait une erreur de quatre vingt dix milles, l'autre une erreur de quarante milles. Ce matin-là nous perdîmes un mât et un cacatois dans la bourrasque ...

_"Un peu plus tard, l'alizé du sud-est étant bien installé, nous avions de faibles rafales, mais les pluies, elles, étaient torrentielles. Le vent variait dans le secteur sud.

_"Nous avons filé huit à dix noeuds pendant toute la nuit, qui nous avait pris dans les parages des onze degrés trente de longitude est. Le début de la nuit fut très beau.




*
_"Le Capitaine Searight semblait aller mieux. Le médecin et le second lui avaient passé ses vêtements et ils l'avaient autorisé à quitter sa couchette pour s'asseoir sur une chaise, sur le pont. Ils le surveillaient de près. Il n'avait pas dormi mais, tout de même, il semblait aller mieux.





_"Le médecin crut pouvoir s'absenter un moment. Il regagna sa cabine pour rédiger un rapport, laissant le Capitaine sous la surveillance du Second, lequel veillait en faisant les cent pas ... Profitant de l'occasion, le Capitaine se pencha vers sa couchette, qui était proche, faisant mine de vouloir s'y allonger ... Tout à coup, il se tourne vers la gauche et, avant que le Second ait pu faire quoi que ce soit, il fonce vers un sabord qui était resté ouvert malencontreusement ... Il fonce avec toute la vitesse dont est capable un dément ... L'alerte est aussitôt donnée et chacun court pour essayer de le sauver ...


_"En ce qui me concerne, je cours jusqu'à la dunette puis, revenant vers l'arrière, je cherche quelque chose à lancer par-dessus bord. Je ne trouve rien, puisque tous les espars et toutes les pièces de bois ont été solidement arrimés. Le bateau roule très fort. Alors, je jette un coup d'oeil par-dessus le bord :


_"Jamais je ne pourrai oublier ce que j'ai vu ! _ Le Capitaine était allongé sur le dos, sa tête et ses genoux sotient de l'eau. Il montrait une vigueur surnaturelle ... Son regard sauvage de dément était terrible. Il fixait le bateau qui le dépassait. Il semblait triomphant et ne paraissait pas du tout craindre de sombrer dans l'éternité ... Le navire filait dix noeuds, toutes voiles dehors ... Immédiatement, les drisses sont larguées, le bateau pivote, les voiles battant à tous les vents. On met le canot à la mer ... Au même instant, une vague nous inonde ... Le canot est submergé, retourné ... Miraculeusement son équipage est sauf, mais le Capitaine Searight, lui, a disparu dans le chaos et la fureur des éléments.

_"On ne pouvait rien tenter de plus ... Le bateau reprit le vent.

_" Ce n'était pas fini encore : Nous avions à peine repris nos esprits, à l'heure du thé ... Un bruit sourd vient nous alarmer, plus fort que la détonation d'un canon ! ... C'est une voile qui est tombée avec sa bôme. L'ensemble, probablement mal fixé, a chuté du haut du gréement. Après les événements de la journée, nous restons effrayés pour un bon bout de temps !





_" Et si, encore, cela avait été la fin de nos ennuis ! ... Vers dix heures du soir, nous allons nous coucher. Je venais juste de m'allonger lorsque d'horribles hurlements alertent tout le monde. Chacun monte sur le pont. Le Commandant, lui, court vers l'arrière ... C'était le timonier qui avait pris peur : Il avait cru voir un fantôme ! ... La nuit était noire, la tempête rugissait, le second était monté sur le roof afin de vérifier le comportement de l'homme de barre ... Sa soudaine apparition avait provoqué la panique de cet homme dont l'esprit était encore tout plein des terribles événements de la journée : C'etait pourquoi il avait hurlé.

_"Le onze août nous virons de bord, pensant avoir doublé le cap Ambre ... Le douze aux environs de une heure du matin, le "Tiger" talonnait sur le récif !







*
_Et nous voilà naufragés, sur la plage d'une île déserte ... Les seuls êtres vivants que nous avons pu voir sont de rares petits crabes et des oiseaux de mer blancs qui s'approchent de nous, comme étonnés de notre débarquement sur leurs rivages ...

_" J'avais lu quelque part que, même dans les endroits les plus désertiques, il était possible de trouver de l'eau en creusant le sable. J'appelai quelques hommes qui se munirent de pelles. Nous commençâmes à creuser ... A une profondeur de trois pieds, environ, nous rencontrâmes une couche dure de roche corallienne d'une épaisseur d'environ six pouces. Ensuite, le sol était meuble.





_"A cinq pieds de profondeur, il était semblable à de la craie humide ... C'était bon signe. Je goûtai cette boue : Elle était douce. Assoiffé, un chien, qui se trouvait là, la lêcha avidement. Encore quelques pelletées et nous avions de l'eau en quantité suffisante pour remplir le fond d'un pichet. Tous, nous la goûtâmes : Bien qu'elle fût blanche comme de la craie, nous la trouvâmes fraîche et douce. Elle avait un arrière-goût de lait frais ...

_" Monsieur Blore avait mesuré la hauteur du soleil. Elle donnait une latitude de dix huit degrés sud. Notre conclusion, c'était que, comme nous l'avions imaginé, nous nous trouvions sur l'île inhabitée de Juan-de-Nova. Monsieur Spurs nous lut à haute voix la description que font de cette île les instructions maritimes de Horsburg : Il semblait bien qu'elle confirmait notre hypothèse ...

_" Je m'étais demandé pourquoi le timonier n'avait pas donné l'alerte, au moment où nous nous étions échoués, le douze au matin. J'interrogeai l'homme à ce sujet. Il me raconta qu'il avait bien entendu le rugissement des brisants mais qu' il avait pensé qu'il s'agissait d'un phénomène surnaturel à mettre en relation avec la mort du Capitaine Searight ... C'est pourquoi il n'avait rien dit ! Et c'est pourquoi nous nous trouvons maintenant sur la plage déserte d'une île déserte dont nous ne sommes même pas tout à fait certains de l'identité, ni de la position ...






*



_"Les vivres ne manquaient pas ... Le premier jour, le cuisinier avait fait un énorme ragoût, avec toutes les dindes et toutes les autres volailles qui s'étaient noyées. Il avait ajouté à cela quantité de jambon et de biscuits.

_"Nous avions deux cents jambons, une douzaine de bons et gros fromages, plusieurs barils de biscuits, de l'alcool, du vin en tonneaux et en bouteilles, de la bière, un baril de farine, un autre d'orge, un troisième contenait de l'avoine. Nous avions un peu de riz et de sucre, des épices, des pickles, des sauces, de la moutarde, plusieurs moutons, un porc, une douzaine de poules... Nous avions également des nappes, des couteaux et des fourchettes, des assiettes, des plats, des tasses, des saucières ... Et une quantité de livres religieux, éducatifs ou pratiques, des plumes, de l'encre et du papier, quelques vêtements ... Notre existence était assurée et nous pouvions, si nécessaire, passer plusieurs mois sur cette île.

_" Nous avons commencé par en faire le tour. Il fallait pour cela environ dix heures, à pied. Son périmètre devait donc mesurer environ quinze miles. Sur les plages, on rencontrait une assez grande quantité d'épaves : grands arbres arrachés, les racines à l'air, provenant sans doute de Madagascar et amenés là par les courants marins, débris de bateaux, dont une ancre de bonnes dimensions et le mât d'un grand navire. Nous rencontrâmes même une grande pirogue abandonnée, des huttes en ruine, des traces de foyers contenant encore du charbon de bois ... Il n'était pas interdit d'envisager pour le futur un éventuel débarquement d'indigènes malgaches ... Nous avons aussi, pendant la durée de notre séjour sur l'île, capturé plusieurs tortues de mer, qui vinrent agrémenter notre ordinaire. Des filets, confectionnés par les hommes d'équipage, permirent aussi de pêcher quelques poissons, dont certains de bonne taille.

_" Le temps passait, assez monotone. Les matelots, plusieurs fois, se rendirent jusqu'à l'épave de notre navire, laquelle n'était pas encore disloquée. Ils en ramenèrent surtout, hélas, des bouteilles d'alcool avec lequel ils s'enivrèrent plusieurs fois, nous causant de grandes frayeurs par leurs colères et leurs rixes.





_" Bien que relisant souvent les Instructions Nautiques, nous n'étions pas très sûrs de l'identité de notre île et, partant, de sa situation exacte : Étions-nous sur Juan-de-Nova ou bien sur Astove ? De l'avis général, nous devions nous trouver sur Juan-de-Nova ... Nous étions quelques-uns à ne pas en être absolument convaincus.

_" Dès les premiers jours, le charpentier, aidé par quelques hommes, avait entrepris de modifier le grand canot : Il voulait l'allonger, portant ainsi sa longueur à trente pieds hors-tout, alors qu'elle n'était initialement que de vingt trois pieds. Il utilisait pour cela des pièces de bois récupérées sur l'épave de notre pauvre "Tiger". Son équipe travaillait d'arrache-pied. Nous avions décidé que Monsieur Spurs embarquerait, dès que possible, avec quelques hommes. Ils essaieraient d'atteindre les Seychelles. L'alerte donnée, on reviendrait nous porter secours.

_" Une nouvelle expédition jusqu'à l'épave nous a permis de ramener trois barils de viande de boeuf et un de viande de porc. Ces salaisons seront réservées à ceux qui, comme nous, doivent rester sur l'île. Nous avons préparé un petit nombre de messages, écrits sur du papier à dessin :

_" Le "Tiger", de Liverpool, s'est échoué sur Juan-de-Nova ou l'île Farquhar, Latitude dix degrés sud. L'équipage et les passagers se trouvent sur la côte est. Le mouillage est au nord."

_" Ayant rédigé ces messages, je les signai de mon nom : " W. Stirling, Capitaine de l'Armée Indigène de Bombay." Tous ces messages furent placés dans des bouteilles, que nous avons cachetées. Elles devaient être emportées par nos amis et lancées à la mer l'une après l'autre ... Peut-être quelqu'un les trouverait-il ? Le grand canot, dans sa nouvelle structure, reçut un nouveau nom de baptême : Nous lui donnâmes celui de "Hope", l'"Espoir" ... Quel plus beau nom aurions-nous pu lui donner ?











_" Le mardi six septembre, le "Hope" était mis à la mer, non sans difficulté car les vents et les vagues n'étaient guère favorables ... Ayant tourné la pointe sud de l'île, il trouva un bon mouillage dans une anse paisible. Son équipement fut complété. Le quinze septembre, dès l'aube, les onze hommes qui composaient l' équipage étaient fin-prêts. Partageant une chope de brandy, nous avons trinqué au succès ...

_" Nous nous sommes tous serré la main, formulant des voeux pour que le voyage fût heureux et agréable ... Tout le monde étant à bord, les voiles hissées, le "Hope" appareilla à sept heures précises, par jolie brise. Les conditions étaient toutes favorables. Restant à terre, nous poussâmes tous un triple"hourra !". Jusqu'à huit heures, le bateau demeura visible, puis il disparut à l'horizon.

_" La vie a repris sur l'île : Occupations botaniques, pêche, recherche de tortues de mer, ramassage du bois ... Pour ma part, je m'amusai même à semer quelques graines et à planter quelques légumes. Sibella , elle, s'était vouée à la production de sel pour améliorer notre nourriture : Elle faisait évaporer de l'eau de mer dans une marmite...

_"Je n'étais pas encore convaincu que nous nous fûssions sur Juan-de-Nova. Je relisais ce qu'écrivait Horsburg à propos d'une autre île, dénommée Astove :

" Astove est située approximativement à une latitude de dix degrés sud et à une distance de dix lieues de l'île de Cosmolédo. C'est une petite île basse sur laquelle les navires français "Le Bon-Royal" et "Le Jardinier" ont fait naufrage, dit-on. Une frégate française ayant vu Juan-de-Nova le trente août mille sept cent soixante neuf fit naufrage, la même nuit, sur les bancs de Providence, à quarante ou cinquante milles plus au nord. Cette île a été visitée épisodiquement par d'autres navires ... "

_" En fait, nous l'apprîmes plus tard, c'était bel et bien sur Astove que nous avions échoué et non pas sur Farquhar. Cette erreur impliquait deux conséquences, et chacune d'entre elles aurait pu être tragique :






*Nos camarades, partis sur le "Hope" n'avaient aucune chance de gagner les Seychelles comme ils en avaient l'intention, puisqu'ils ignoraient la véritable position de leur point de départ ...
*Les secours que l'on aurait pu nous envoyer n'avaient guère de chances de nous parvenir, que l'on ait été alerté par nos compagnons embarqués du "Hope", ou bien qu'on l'ait été par l'un des messages largués dans des bouteilles ... En fait ... nous ne pouvions que l'ignorer, mais un secours éventuel ne pouvait, qu'être fortuit, c'est à dire bien improbable.







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_Effectivement, le voyage de Monsieur Spurs et de son équipage ne fut pas du tout conforme à nos prévisions ... Ils réussirent bien à s'en tirer, mais ce ne fut qu'après avoir navigué longuement, en suivant un itinéraire tout à fait imprévu ... tant et si bien que lorsque Monsieur Spurs finit par arriver sur notre île, (car il y arriva tout de même ...), nous n'y étions plus : Nous étions partis depuis quelques jours ...








_ Le quatorze octobre, m'étant levé tôt le matin, je vois arriver le canot, monté par deux hommes. Je ne sais pourquoi ... un pressentiment ... Je préviens Sibella ...

_ Les deux matelots, nommés Ismaël et Bobby quittent leur embarcation à la hâte, sans même prendre le temps de ferler les voiles ni de tirer l'embarcation au sec. Ils pataugent dans la vase pour essayer d'arriver plus vite au rivage...Ils courent jusqu'à notre campement :

_" Au large, il y a un grand navire ! "

... Aujourd'hui, il y a trente et un jour que le grand canot est parti. Nous pensons qu'il a eu le temps d'atteindre les Seychelles et que ce sont nos amis qui nous ont envoyé du secours ... Nous faisons des signaux avec nos pavillons ... A dix heures, nous avons la joie de voir, par-dessus les arbres qui entourent notre camp, les superstructures et les voiles d'un grand vaisseau ...

_ Vers midi, un canot, vient vers nous. Le premier homme qui débarque a les cheveux crépus. Ill est habillé avec élégance ...

_" Eh, l'ami, je suis heureux de vous voir ! D'où venez-vous ?

_ Il me répond, dans un excellent Anglais :

_ " Je viens de Londres, Monsieur ..."

_ A sa réponse, je lui serre la main en y mettant tout mon coeur ... Il nous apprend que ce bateau s'appelle l'"Emma" _ C'est un baleinier des mers du sud immatriculé à Londres. Son capitaine s'appelle Monsieur Goodman ... Notre interlocuteur est le tonnelier du bord et il s'appelle White.







_"Le Capitaine lui-même nous rejoint bientôt. Je le présente à Sibella. Il était venu relâcher à Astove pour y pêcher la tortue. Il nous demande de faire nos préparatifs car nous conduira jusqu'aux Seychelles ... C'est lui qui nous apprend que nous trouvons sur Astove et non pas sur Juan-de-Nova.

_ Le seize octobre, nous quittons notre campement en laissant nos tentes debout. Sur un panneau d'écoutille, j'écris en grandes lettres, à la peinture blanche :

_" Les passagers et l'Équipage du "Tiger"ont été miraculeusement sauvés par l' "Emma", de Londres, Capitaine Goodman, qui les a recueillis et emmenés aux Seychelles." Je signe : "W.Stirling, Capitaine de l'Armée de Bombay".

_ Une lettre est placée dans une bouteille cachetée. Elle est destinée à Monsieur Spurs, au cas où il réussirait à revenir ...Nous laissons aussi des provisions, nos deux poules, qui couvent, et deux coqs ... Tout cela pourra éventuellement rendre service à ceux qui auront peut-être l'infortune de nous succéder un jour ...






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_ Le premier novembre à minuit nous mouillons l'ancre à Mahé, après une traversée de quatorze jours. Je débarque immédiatement, avec le Capitaine Goodman et le médecin. Nous rencontrons Monsieur George Harrison, représentant du Gouvernement. Il nous invite, Sibella et moi à loger chez lui.

_"Un petit navire était en construction. Il était presque achevé et, par un heureux hasard, sa première destination était prévue pour la côte de Malabar ... Nous retenons nos places pour Bombay ...







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_ Quant à Monsieur Spurs et à son équipage, embarqués sur le "Hope", j'ai dit qu'ils avaient tenu leur promesse et étaient revenus nous chercher sur les lieux du naufrage ...







_"En fait, le jour ils avaient quitté Astove, ils avaient aperçu les îles Cosmolédo ... Qu'ils avaient prises pour l'île Providence et ses récifs, à cause de l'erreur concern ant leur point de départ ...

_"Toujours par suite de cette erreur sur leur point d'origine, ils avaient fait fausse route sans s'en apercevoir ... Ne parvenant pas, bien entendu, à atteindre les Seychelles, leurs provisions diminuant sérieusement, ils avaient mis le cap sur Zanzibar et la côte d'Afrique ... Ils étaient arrivés à Zanzibar au bout d'une navigation de seize jours. Ils y furent très bien accueillis par le Sultan, fils de l'Imam de Mascate. On leur offrit le passage sur un Dow, pour se rendre à Bombay ... Mais, avec ce dow, ils avaient rencontré les vents de la mousson du nord-est et n'étaient pas parvenus à les remonter. Ils s'étaient donc dirigés vers un port appelé Brava, sur la côte d'Afrique. Ils y avaient trouvé un petit schooner anglais du nom de "kite", lequel trafiquait la poudre d'or, l'ivoire, la gomme et l'écaille de tortue ... Surprise : Le Capitaine de ce schooner nous connaissait ... En entendant prononcer nos noms, il se porta volontaire pour aller nous chercher sur Juan-de-Nova ... Monsieur Spurs, le charpentier et le menuisier du "Tiger", laissant là le reste de l'équipage s'embarquèrent.


_ Ils arrivent à Juan-de-Nova, où ils comptaient nous trouver ... En fait, ils trouvent ... Une famille de Français, installée là avec ses noirs ! Ils repartent vers Astove : Nous n'y étions plus ... mais ils rencontrent un bateau, l' "Étoile", venu de Mahé avec Monsieur Blore pour tenter de sauver ce qui restait de la cargaison du "Tiger".

_ L' "Étoile" retourne à Mahé avec ce que l'on a pu récupérer ... Il y a maintenant cent dix huit jours que Monsieur Spurs a quitté Astove à bord du "Hope" !










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